Les faits et la procédure
Le Conseil d’État était saisi d’une requête de l’Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE) tendant à l’annulation du décret du 16 mai 2013 relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel. L’ANODE soutenait que cette réglementation tarifaire avait été prise en application de dispositions législatives contraires au droit de l’Union européenne.
Par une première décision du 15 décembre 2014, le Conseil d’État avait sursis à statuer sur cette affaire, qui posait une difficulté sérieuse d’interprétation du droit de l’Union européenne, et posé à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) plusieurs questions préjudicielles, afin que cette dernière précise l’étendue des exigences imposées par le droit de l’Union européenne pour la réalisation d’un marché du gaz concurrentiel. Elle y a répondu par une décision du 7 septembre 2016 (affaire C-121/15).
La décision du Conseil d’État
Par la décision de ce jour, le Conseil d’État, tirant les conséquences de cette décision de la CJUE du 7 septembre 2016, a annulé le décret du 16 mai 2013 relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel au motif qu’il imposait à certains fournisseurs de proposer au consommateur final la fourniture de gaz naturel à des tarifs réglementés, ce qui constitue une entrave à la réalisation d’un marché concurrentiel du gaz, sans que cette restriction respecte les conditions qui auraient permis de la regarder comme admissible au regard du droit de l’Union européenne. La CJUE avait en effet posé trois conditions pour qu’une telle entrave puisse être admise :
- elle doit répondre à un objectif d’intérêt économique général, c'est-à-dire avoir pour objet de garantir la sécurité des approvisionnements, la cohésion territoriale ou le maintien des prix à un niveau raisonnable ;
- elle ne doit porter atteinte à la libre fixation des prix que dans la seule mesure nécessaire à la réalisation de cette objectif, et durant une période limitée de temps ;
- elle doit être clairement définie, transparente, non discriminatoire et contrôlable.
En l’espèce, après une analyse approfondie et la tenue d’une audience d’instruction au cours de laquelle les parties ont pu s’exprimer, le Conseil d’État constate qu’à la date du décret attaqué, il n’était plus possible de se fonder sur un objectif d’intérêt général pour justifier le maintien de prix réglementés du gaz. Il prononce donc l’annulation du décret attaqué.
Une telle annulation a en principe un effet rétroactif.
Toutefois, compte tenu de l’importance des effets qui s’attachent à une annulation, les parties et les acteurs du marché du gaz naturel qui avaient produit des observations dans le cadre de l’instance demandaient au Conseil d’État que, dans une telle hypothèse, les effets de sa décision soient différés dans le temps. En effet, comme le précise la décision, plus de 9 millions de consommateurs se fournissaient en gaz à un tarif réglementé à la date du décret attaqué, et auraient ainsi pu contester la validité du contrat les liant alors à leur fournisseur.
En réponse à cette demande de modulation dans le temps des effets de sa décision, le Conseil d’État relève d’abord que les dispositions issues du décret attaqué ont été abrogées par un décret du 30 décembre 2015. Le Conseil d’État en déduit qu’il n’a pas à différer les effets de sa décision, car les dispositions qu’il annule ont déjà cessé de s’appliquer. En revanche, il estime qu’il y a lieu en l’espèce de consolider les effets passés du décret attaqué, dans le cadre défini par la Cour de justice qui a ouvert aux cours suprêmes nationales la possibilité, sous certaines conditions, de moduler dans le temps les effets de leurs décisions, même lorsqu’elles constatent une méconnaissance du droit de l’Union. Il juge ainsi qu’eu égard aux conséquences graves qu’une annulation rétroactive ferait naître sur la situation contractuelle passée de plusieurs millions de consommateurs et à la nécessité impérieuse de prévenir l’atteinte à la sécurité juridique qui en résulterait, il y a lieu, à titre exceptionnel, de prévoir que les effets produits pour le passé par le décret attaqué soient, sous réserve des actions contentieuses déjà engagées à la date de sa décision, regardés comme définitifs. Cela signifie concrètement que les consommateurs ne pourront plus contester les effets déjà produits, pour ce qui les concerne, par le décret du 16 mai 2013.
L'UFC Que-Choisir dénonce l'incertitude sur la facture de gaz des consommateurs
Encadrement actuel du tarif réglementé : un acquis de haute lutte des associations de consommateurs à préserver
Le décret de 2013 que le Conseil d’État vient d’annuler, avait mis fin à cinq ans de combat acharné de l'UFC-Que Choisir et de la CLCV pour obtenir une formule de calcul du tarif réglementé du gaz véritablement transparente qui prenne en compte, grâce à un audit régulier, les coûts réels d'approvisionnement d'ENGIE (ex-GDF Suez). Auparavant, le tarif réglementé, à cause d’une formule de calcul inadaptée, ne reflétait pas correctement la réalité de la stratégie d’approvisionnement de l’opérateur historique, permettant à ce dernier d’engranger des profits injustifiés.
Une décision qui remet en cause l’existence même du tarif réglementé de vente
Même si le Conseil d’État n’a pas demandé l’extinction du tarif réglementé de vente du gaz pour des raisons de droit1, sa décision est clairement une porte ouverte à des futurs contentieux visant à remettre en cause le tarif réglementé de vente. En effet, les juges du Conseil d’État estiment que le tarif réglementé de vente du gaz est contraire au droit européen car il est discriminatoire2 et n’est pas essentiel au maintien de l’objectif d’intérêt économique général (c’est-à-dire le maintien d’un prix raisonnable, la sécurité d’approvisionnement ou encore la cohésion territoriale).
Tarif réglementé de vente : un référentiel pour les consommateurs
La fin du tarif réglementé pourrait avoir des profondes conséquences pour les consommateurs. En effet, dans un marché ouvert, le tarif réglementé protège les consommateurs en agissant comme un prix plafond impossible à dépasser pour les offres de marché proposées par les fournisseurs alternatifs. Au-delà du risque d'augmentation des prix, sa disparition entraînerait la fin d'un référentiel de marché permettant aux consommateurs d'évaluer l’intérêt et la pertinence des offres de marché.
Le tarif réglementé n’est pas un obstacle à la concurrence
Contrairement à l’argumentaire développé par l’ANODE devant le Conseil d’État, le tarif réglementé n’est pas un frein à la concurrence. Preuve en est la progression des parts de marché des fournisseurs alternatifs, passées de 13 % en 2013 à 24 % actuellement. Cette tendance s’est confirmée en 2016, avec une forte progression du nombre des clients de Direct Energie (+ 27,5 %) et ENI (+ 20 %).
Pour autant, les entraves à la mobilité des consommateurs persistent, en particulier la méconnaissance par les consommateurs du fonctionnement du marché3 ou encore les inquiétudes sur le changement de fournisseurs (crainte de coupure, qualité d'alimentation, simplicité de la démarche, etc.) entretenus par les pratiques de l’opérateur historique4.
Un risque de contagion au tarif réglementé de vente de l’électricité
La CLCV et l’UFC-Que Choisir s’inquiètent en outre des répercussions de cette décision sur la pérennité des tarifs réglementés d’électricité. En effet, si la concurrence sur le marché du gaz apparaît possible grâce à un approvisionnement ouvert et diversifié, il en va tout autrement sur le marché de l’électricité, le monopole d’EDF sur la production nucléaire rendant la situation plus complexe. La fin des tarifs réglementés sur ce marché se traduirait donc par une forte hausse des prix pour l’ensemble des consommateurs français, y compris pour les clients des fournisseurs alternatifs.
Suite à la décision du Conseil d’État, l'UFC-Que Choisir et la CLCV s’opposeront à toutes tentatives de faire disparaitre le tarif réglementé de vente, protecteur pour les consommateurs. Pour ce faire, les deux associations seraient alors prêtes à mettre œuvre toutes les actions, notamment juridiques, nécessaires pour protéger les consommateurs d’un dérapage des prix de l’énergie. De plus, afin de renforcer la concurrence, nos deux associations demandent au gouvernement de lancer une véritable campagne nationale d'information sur le fonctionnement du marché du gaz et de l’électricité à l'attention des consommateurs.