La capitale éthiopienne se modernise à marche forcée depuis des années. Mais c'est la première fois que les bulldozers s'attaquent aussi massivement et brusquement à ce quartier emblématique, héritage des influences cosmopolites d'une des rares capitales africaines à l'urbanisme non colonial.
"Je suis née et j'ai grandi dans cette maison" vieille d'un siècle, raconte Samira, qui y vivait avec sa mère et une partie de sa famille quand ils ont reçu l'ordre de quitter les lieux.
"On nous a notifiés que nos maisons allaient être détruites, sans donner de date exacte", explique cette fonctionnaire de 30 ans qui, comme les autres habitants interrogés par l'AFP, n'a pas voulu donner son véritable nom par crainte des autorités.
"Eau et électricité ont été coupés le weekend suivant, puis on nous a donné un jour et demi pour partir", poursuit-elle, déplorant les souvenirs familiaux perdus ou abîmés dans le déménagement précipité.
Pour Sami aussi, 40 ans, "tout s'est passé à la vitesse de la lumière", avant que soit rasé le bâtiment "vieux de 80 ou 100 ans" appartenant à son père. "J'avais un commerce, et soudain je n'en ai plus", résume-t-il.
Urbanisme "unique"
Le quartier d'Arada - que l'occupant italien (1936-1941) renommera "Piazza" et qui reste communément appelé Piassa à Addis - est né au tournant du XXe siècle autour d'un immense marché.
"Arada fut le coeur commercial de l'Ethiopie de Menelik II" – fondateur d'Addis Abeba et empereur de 1889 à 1913 - explique Dominique Harre, anthropologue et auteure du guide "Addis Ababa Old Piazza".
"Les grandes maisons de commerce - Indiens, Arméniens, Grecs, Français, Ethiopiens - s'installent autour du marché et dans les rues adjacentes", puis "Arada devient aussi un quartier résidentiel".
"Dès les années 1920 s'y côtoient les magasins et entrepôts des maisons de commerce (...) boutiques diverses et magasins spécialisés", ainsi que de nombreuses villas, poursuit-elle.
Cette "société cosmopolite a créé un style architectural urbain unique", mêlant "influences indienne - édifices à véranda et balcons, travail du bois - arménienne, occidentale et modes de construction éthiopiens".
Les "villas en pierre et bois" des marchands et dignitaires aisés côtoient "des maisons modestes".
Selon l'architecte Piet Nieder, "ce qui est unique dans les quartiers anciens d'Addis, tels que Piassa, est leurs (...) caractéristiques africaines contrairement à d'autres capitales" du continent ayant "un aménagement urbain colonial".
En outre, à Piassa, "chaque maison était unique dans sa conception et hybride dans ses influences", explique M. Nieder, auteur du livre "The Addis Ababa House" consacré au patrimoine urbain éthiopien de 1886 à 1936.
"De nombreuses maisons à valeur historique et culturelle (...) ont disparu", regrette Samira, qui pleure la perte de la plus vieille pâtisserie de baklava, de bijouteries et cafés anciens.
"Notre patrimoine"
Addis Abeba a déja connu des démolitions et expulsions, "mais la nouveauté est l'étendue des destructions" actuelles, note Piet Nieder.
En cause: un projet d'élargissement de rues et de modernisation de la capitale, porté par sa mairesse Adanech Abebe et par le Premier ministre Abiy Ahmed.
Selon la publication éthiopienne The Reporter, 56 bâtiments classés ont déjà été détruits, totalement ou partiellement.
L'Autorité éthiopienne du patrimoine "supervise scrupuleusement" les travaux pour "préserver le patrimoine culturel", a récemment assuré son directeur Abebaw Ayalew. Tout en prévenant que "l'âge d'un bâtiment ne lui confère pas automatiquement statut de patrimoine" et que de nombreux sites "précédemment classés ne satisfaisaient plus aux critères actuels".
Les autorités mettent aussi en avant le caractère délabré et insalubre d'une partie de Piassa.
"Oui, c'est vieux, mais ça ne veut pas dire que c'est bon pour la poubelle", rétorque Sami, "c'est notre patrimoine, j'aurais préféré qu'ils nous en chassent sans le détruire".
Les expropriés se plaignent de l'absence de compensation financière et critiquent les terrains ou logements que leur a promis la municipalité en dédommagement.
Venue visiter son nouvel appartement, Samira a trouvé "un squelette de bâtiment, sans fenêtres, ni porte, ni eau, ni électricité, non peint, sans sanitaires", dont l'AFP a pu voir une vidéo.
Sami dit avoir reçu un terrain sans valeur, "en périphérie d'Addis". "Ce n'est pas du développement, c'est une escroquerie", tonne-t-il, rappelant que la mairesse a annoncé que les parcelles libérées seraient vendues aux enchères à des promoteurs.
La destruction de Piassa est aussi "une catastrophe sociale", souligne Piet Nieder, car elle détruit le réseau social tissé par les habitants depuis des années, crucial pour les personnes à faibles revenus.
"Nous avons été dispersés", déplore Samira. "La prochaine fois que nos enfants poseront des questions sur notre passé et où nous avons grandi, nous n'aurons rien à leur montrer".