"Quand un syndicat patronal dit aux entreprises: +Arrêtez d'aller bosser, arrêtez de faire vos chantiers+, ça c'est du défaitisme", a martelé jeudi, sur la chaîne LCI la ministre du Travail, Muriel Pénicaud. "On a besoin de tout le monde sur le pont".
La ministre accuse la Capeb, l'organisation qui domine l'artisanat du bâtiment, d'avoir enjoint à ses membres d'arrêter tous leurs chantiers. Elle s'en dit "scandalisée".
"Les propos que vous avez tenus (...) sont scandaleux", a répliqué, dans une lettre ouverte à Mme Pénicaud, Jacques Chanut, président de la FFB, principale organisation du secteur.
"Plutôt que de jeter l'opprobre sur tout un secteur, en l'accusant dans les médias de désertion, efforçons-nous de trouver ensemble une ligne claire et cohérente", a-t-il poursuivi. "Et vite."
Cet échange attise un conflit de plus en plus ouvert entre le secteur et le gouvernement, depuis que l’État a décrété lundi soir un confinement radical des Français chez eux pour lutter contre la propagation du coronavirus.
"C'est là que la confusion a commencé entre le gouvernement et la profession", raconte une source du bâtiment au fait des discussions avec l’État.
Du côté du bâtiment, on juge la situation intenable face aux doutes sur l'approvisionnement en matériaux, la volonté de salariés de rester chez eux pour se protéger, ainsi que les ordres contradictoires donnés par les clients des entreprises quant à un maintien ou non.
Les principales fédérations - la Capeb, la FFB et la FNTP, centrée sur les travaux publics - comptaient bien sur une réunion mardi avec les principaux ministres concernés pour trouver un accord sur ce principe.
Mais "la réunion ne s'est pas super bien passée", admet la source au sein du bâtiment. "Un des ministres a dit: +vous les patrons de bâtiment, vous voulez mettre tout le monde à l'arrêt pour profiter du chômage partiel+".
L’État a en effet décidé de prendre à sa charge l'indemnisation des employés contraints au chômage partiel par l'arrêt de leur activité dans les multiples secteurs frappés par le confinement.
Courrier de Castaner
Mais le gouvernement n'y inclut pas le bâtiment avec lequel la différence d'approche est pour l'heure irréconciliable. L'exécutif considère que les chantiers font partie des activités économiques qui peuvent se poursuivre, puisqu'elles ont lieu à l'extérieur et non dans un espace confiné.
"Il est bien évidemment admis que les personnes qui exercent une activité qui les oblige à (...) travailler en extérieur - chantiers de bâtiments et travaux publics notamment - doivent la poursuivre", soulignait le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, dans un courrier adressé mercredi aux préfets et que l'AFP a consulté.
"Je rappelle qu'en Italie, les mesures de restrictions similaires qui démontrent leur efficacité sur l'endiguement de la pandémie ont néanmoins permis à l'économie de fonctionner presque à la hauteur de ses capacités habituelles", soulignait-il.
Ce courrier, puis l'intervention de Mme Pénicaud, n'ont rien fait pour calmer les esprits des fédérations qui haussaient le ton jeudi pour réclamer l'arrêt des chantiers.
"Nous ne comprenons pas les propos tenus par le ministre de l'Intérieur concernant la poursuite du travail des compagnons sur tous les chantiers, même ceux qui ne sont pas vitaux", regrettait dans un communiqué Patrick Liébus, président de la Capeb.
La fédération CGT du secteur a fustigé dans un communiqué "l'incompétence totale" de Muriel Pénicaud et sa méconnaissance des conditions de travail sur un chantier, appelant les salariés du bâtiment, "si les règles édictées par le gouvernement ne sont pas respectées, à faire valoir leur droit de retrait".
"Un chantier est un foyer de contagion important car il réunit des professionnels souvent par dizaines, venant de lieux, de métiers et d'entreprises différentes qui coproduisent ensemble en utilisant des moyens en commun", a souligné dans un communiqué la fédération des SCOP (sociétés coopératives) du BTP.
Courrier de Jacques Chanut, Président de la FFB
"Madame la Ministre, Les propos que vous avez tenus ce matin, sur LCI, au sujet du supposé manque de « civisme » des entreprises de bâtiment sont scandaleux. Je vous l'écris avec gravité. Aucune de nos entreprises, aucun de nos artisans, ne se sont mis dans une position de tire-au-flanc face à la situation actuelle ! C'est la mort dans l'âme que nombre d'entre eux ont dû cesser leur activité et mettre leurs salariés à l'arrêt : ils n'ignorent pas les conséquences désastreuses de cette décision pour leur structure mais ils font ce sacrifice en conscience et responsabilité."
"Envisager que certains d'entre eux aient pu le faire pour profiter des éventuelles largesses de l’État en matière de chômage partiel est insultant. Le Bâtiment est une Profession qui a toujours su répondre présent pour soutenir l'emploi, l'apprentissage, l'insertion professionnelle et qui, encore récemment, a intégré parmi ses effectifs de nombreux migrants, naufragés du conflit syrien. Nous n'avons pas de leçon à recevoir : nous mesurons parfaitement le sens de l'épreuve. Le mépris affiché à notre égard depuis hier par les pouvoirs publics, dans le contexte que nous traversons, est d'une déloyauté sans nom. Il est aussi sans précédent."
"Comment prétendre que les entreprises « ne joueraient pas le jeu » alors que dès le début de la crise sanitaire, nous avons multiplié les contacts avec le Ministère de l’Économie et les partenaires de la Profession, notamment les négociants, pour tenter de maintenir les circuits de production ? Comment prétendre que nous ferions preuve de « défaitisme », alors que jusqu'au bout nous avons été à l'initiative ?"
"Mais aujourd'hui : la fourniture de matériaux s'interrompt dans de nombreux endroits, les forces de l'ordre enjoignent à nos salariés de quitter les lieux, les clients refusent l'accès aux chantiers et - c'est le plus important au final - nos salariés sont légitimement inquiets pour leur santé. Impossible dans cette situation d'assurer un fonctionnement normal de nos activités. Nombre de nos entreprises ont d'ailleurs été réquisitionnées pour fournir leurs éléments de protection (masques et lunettes) aux hôpitaux de la région et elles l'ont fait avec évidence."
"Les entreprises de Bâtiment ne désertent pas le front : elles n'ont pas d'autres choix que de fermer ! Personne ne pourrait comprendre que les milliers de salariés de Bâtiment n'aient pas le droit au chômage partiel par principe. Le chantage exercé par les DIRRECTE (Directions Régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi, Ndlr) auprès de nos fédérations locales depuis plusieurs jours est inqualifiable. De qui se moque-t-on ?! Ce n'est pas en laissant entendre aujourd'hui que nos compagnons seraient des salariés de second ordre, que nous résoudrons la crise du recrutement une fois cet épisode passé."
"Nous demandons à l'Etat de faire preuve de responsabilité comme nous le ferons, en tant qu'acteur économique, pour maintenir nos chantiers chaque fois que ce sera réellement possible et pour poursuivre les interventions d'urgence. Mais pour cela, comme nous le faisons depuis 48 heures maintenant, nous réitérons notre demande d'une réunion d'urgence avec les services de votre ministère, la médecine du travail et les syndicats pour définir ensemble les procédures de protection sanitaire de nos compagnons acceptées par tous. A ce stade, cette situation n'est pas réglée et pour nos entreprises, la confusion est totale. Plutôt que de jeter l'opprobre sur tout un secteur, en l'accusant dans les médias de désertion, efforçons-nous de trouver ensemble une ligne claire et cohérente. Et vite."
"Dans l'attente -urgente- de votre réponse, je vous prie de croire, Madame la Ministre, à l'assurance de ma parfaite considération."