"On retrouve souvent les mêmes, c'est un marché de niche: il y a peu d'opérations mais on n'est pas si nombreux", résume à l'AFP Benoît Dulion, dirigeant d'une entreprise basée dans l'Yonne (89) et spécialisée dans la restauration de charpentes de monuments historiques.
Certaines de ces entreprises rénovaient la flèche de Notre-Dame qui s'est écroulée lundi après le départ de l'incendie qui a également fait s'effondrer le toit et la charpente. Le chef de l'Etat, Emmanuel Macron, a immédiatement promis de "rebâtir" l'édifice.
Consultable en ligne, l'appel d'offres de la restauration, fin 2017, donne une idée des tâches effectuées par les spécialistes et des montants demandés sur une opération majeure.
Le gros du travail - toiture, charpente et échafaudage - était effectué pour quelque 3,5 millions d'euros par deux groupes lorrains dépendant de la même entité, Europe Echafaudage et Le Bras Frères.
D'autres travaux moindres - restauration de statues, mise en place d'un paratonnerre - étaient menées par différentes entreprises.
S'il est difficile de chiffrer le montant financier de l'activité annuelle du secteur, le nombre d'entreprises spécialisées témoigne de son caractère très minoritaire.
L'organisation du secteur, le groupement Monuments historiques (GMH), rassemble environ 200 entreprises. Sa fédération de tutelle, la Fédération française du bâtiment (FFB), en regroupe presque 50.000.
Le marché représente un peu plus de 40.000 bâtiments classés ou inscrits - un statut moins contraignant - comme monuments historiques par le ministère de la Culture, dont un petit tiers sont des églises.
Les spécialistes sont souvent des petites entreprises, mais les majors du bâtiment y ont aussi des filiales. Ainsi, c'est Vinci, via le groupe Socra, qui était chargé de restaurer les statues de la flèche de Notre-Dame, celles-ci se trouvant actuellement au siège de la filiale en Dordogne.
Dans l'ensemble, "il y a beaucoup d'histoires familiales", note M. Dulion, représentant bourguignon du GMH, dont l'entreprise compte 18 employés.
Sa fondation remonte à son grand-père, "homme à tout faire dans le bois" à la fin des années 1940, avant une spécialisation dans les monuments historiques sous son père dans les années 1980.
Entrave à la concurrence
Quant aux clients, "la majorité des marchés sont publics", poursuit-il.
Dans le cas de monuments classés et appartenant directement à l'Etat, comme Notre-Dame de Paris, le chantier est sous l'égide du ministère de la Culture. Il est alors obligatoire de recourir à un corps d'élite, l'Architecte en chef des monuments historiques (ACMH), recruté par concours d'Etat.
Là encore, le nombre de professionnels - au statut "d'agent de l'Etat à exercice libéral" intermédiaire entre privé et fonctionnariat - donne la mesure du marché: ils sont seulement 40 sur presque 30.000 architectes en France.
L'obligation s'avère toutefois moins stricte pour les monuments historiques appartenant au privé, soit la moitié d'entre eux avec notamment plusieurs châteaux de la Loire. Dans ce cas, il est autorisé de recourir à un architecte spécialisé hors de ce corps.
Conséquence négative de la faible taille du marché, il a connu des dysfonctionnements dont des ententes avérées entre plusieurs de ses principaux acteurs du côté du bâtiment.
Au début des années 2010, l'Autorité de la concurrence a sanctionné une quinzaine d'entreprises pour avoir fait gonfler les prix de chantiers de restauration de monuments historiques. Elle leur a imposé pour une dizaine de millions d'euros d'amendes.
Les faits remontent au tournant des années 2000 et concernaient "dix des vingt premières société du secteur", selon les termes de l'autorité, parmi lesquelles des spécialistes, comme le groupe Lefèvre et des filiales de géants tel Eiffage, numéro trois français du BTP.
Des années plus tard, le GMH préfère insister sur le caractère passionné d'une activité qui fonctionne plus au "coup de coeur" qu'à l'intérêt financier.
"Je ne vais pas faire le +pleurnichou+ mais un collègue me disait +On ne fera jamais fortune dans le monument historique+", conclut M. Dulion, plus largement interrogé sur l'état du marché. "Et c'est vrai".
Les chantiers de restauration, moment périlleux pour les monuments historiques
Le Ritz, l'Hôtel Lambert ou la Maison de la Radio : l'incendie qui a ravagé lundi Notre-Dame de Paris, en travaux comme d'autres sites emblématiques qui ont pris feu ces dernières années dans la capitale, repose la question de la sécurité sur les chantiers de restauration des monuments historiques.
Dans la nuit du 9 au 10 juillet 2013, l'Hôtel Lambert, joyau architectural de la capitale, oeuvre de l'architecte Louis Le Vau datant du XVIIe siècle, s'embrase.
Cet incendie était alors le premier d'une longue série noire. Un mois plus tard, les flammes endommageaient la toiture du site Richelieu de la Bibliothèque nationale (BNF) (IIe), puis la Maison de la Radio en octobre 2014, la Cité des Sciences en août 2015 et, enfin, le luxueux hôtel Ritz en janvier 2016.
Point commun à tous ces sites historiques ou touristiques : ils se trouvaient en travaux au moment des faits, jetant la suspicion sur le personnel du BTP chargé de ces lourds projets de rénovation.
"L'incendie est notre préoccupation permanente sur tous les chantiers", explique à l'AFP Gilles De Laâge, co-président du groupement Monuments historiques (GMH), qui rassemble environ 200 entreprises. "Il existe des cas historiques et l'accident peut arriver, même si tout a été bien organisé", concède-t-il.
L'un des responsables des échafaudages de la cathédrale Notre-Dame a assuré mardi que "l'ensemble des dispositifs et procédures de sécurité ont été respectés" et qu'au départ du feu "aucun des salariés de (sa) société n'était présent sur site".
"Cinq entreprises intervenaient sur le site. Dès aujourd'hui, ont débuté des auditions d'ouvriers d'employés de ces entreprises. Une quinzaine sont prévues. Ils sont une quinzaine à être intervenus, à avoir été présents hier", a indiqué de son côté le procureur de Paris Rémy Heitz, qui privilégie "la piste accidentelle".
"Feu couvant"
Si les investigations, "longues, complexes" selon le procureur, devront déterminer l'origine exact du départ de feu, plusieurs experts interrogés par l'AFP émettent l'hypothèse d'un "point chaud", provoqué par une soudure au chalumeau, lors de travaux d'étanchéité, ou le découpage de métaux avec une disqueuse source d'étincelles.
Des travaux de soudure et de couverture de la toiture avaient été ainsi réalisés quelques heures avant le spectaculaire incendie d'une partie de la toiture du Palais de Chaillot, place du Trocadéro, en juillet 1997.
A Paris, depuis une ordonnance préfectorale de 1970, le travail par "point chaud" doit faire l'objet au préalable d'un "permis feu". Ce document impose des consignes de sécurité avant, pendant et après les travaux, avec un maintien de surveillance au moins deux heures après l'intervention.
"L'incendie ne part pas toujours immédiatement, il y a parfois un feu couvant, d'une durée variable, le temps que la matière combustible libère des gaz inflammables", explique Thierry Fisson, expert auprès du Centre national de prévention et de protection (CNPP).
Une ronde ou la pose de caméras thermiques permet de le détecter, pour éviter "que les feux démarrent quand il n'y a plus personne", comme dans le cas de Notre-Dame, ajoute-t-il.
"Les procédures sont très rarement respectées, tout le monde s'en fout, les entreprises comme les assurances. Quand on voit certaines choses, c'est hallucinant", s'étrangle un expert incendie auprès de la Cour d'appel de Paris, sous couvert d'anonymat. Sur les cinq expertises qu'il diligente en moyenne chaque année, "au moins une concerne un problème de point chaud", affirme-t-il.
"Il ne faut pas faire d'amalgame entre les chantiers", tempère Gilles De Laâge. Chef d'entreprise en maçonnerie et taille de pierre, il a participé à la rénovation de plusieurs châteaux de la Loire, tels qu'Azay-le-Rideau, Chenonceau et Amboise. "J'ai vu des architectes en chef des monuments historiques expulser des couvreurs qui n'étaient pas en règle", affirme-t-il.
"Les restaurations de monuments historiques sont strictement encadrées et plus vertueuses car l'enjeu est énorme", souligne-t-il, concédant que "des risques existeront toujours", comme vient de le rappeler crûment Notre-Dame.