"On avait de l'eau jusqu'à mi-jambes et le ruisseau faisait tourner deux roues de moulin", raconte, nostalgique, Pierre Grodecoeur, 69 ans, face au cours d'eau qui longe sa maison natale.
Le moulin a disparu depuis longtemps et le ruisseau est désormais souvent à sec.
Pas bien loin, la pisciculture de Saint-Genest-l'Enfant, classée monument historique, manque aussi d'eau. C'est pourtant là que jaillit l'eau de Volvic après son parcours dans les roches volcaniques.
Le lieu est bucolique, avec ses bassins du XVIIe en pierre de Volvic, creusés à l'ombre des aulnes et des platanes.
Mais depuis 2017, plusieurs mois par an, les sources se tarissent. Les parois des bassins s'affaissent et les lentilles d'eau prolifèrent, transformant les surfaces liquides en miroirs verts. L'exploitation a dû cesser.
"En 1927, le débit avait été mesuré à 470 litres par seconde contre 50 litres par seconde aujourd'hui" explique Robert Durand, expert-géologue interrogé par l'AFP.
"Danone détruit un monument historique pour envoyer des bouts de plastique à l'autre bout du monde", peste le propriétaire Edouard de Féligonde qui mène le combat devant les tribunaux, avec son avocate Corinne Lepage.
Un rapport, dont une copie a été transmise à l'AFP, conclut à "une relation souterraine entre les forages exploités pour l'eau de Volvic et la source Gargouilloux". Mais Danone, qui a financé ces recherches, n'a pas souhaité les publier.
"Début de désertification"
En aval, le manque d'eau "agit sur la biodiversité des milieux humides", déplore Christian Amblard, chercheur honoraire au CNRS de Clermont-Ferrand.
"On peut parler d'un début de désertification" allant de pair avec "le dépérissement de la végétation et de la faune associée: l'aulne glutineux et le tarin des aulnes, le frêne et le loriot d'Europe", détaille le scientifique.
"Seuls la main de l'homme et Volvic en sont responsables", assène-t-il.
Comme lui, associations et riverains s'interrogent sur la responsabilité de Danone et de sa Société des eaux de Volvic (SEV), dont l'usine d'embouteillage est située à quelques centaines de mètres à vol d'oiseau.
Le 21 mars, plusieurs centaines de personnes ont manifesté pour la journée mondiale de l'eau, à l'appel du collectif Eau Bien commun 63.
"Aujourd'hui, les débits ne permettent plus d'irriguer les cultures. Depuis quelques années, il n'y a plus d'activité maraîchère ou horticole dans cette zone", constate Laurent Campos-Hugueney, membre du collectif et porte-parole de la Confédération paysanne.
Les forages de la SEV atteignent 100 mètres de profondeur: "c'est comme si on vidait la baignoire par le bas", explique François-Dominique de Larouzière, géologue et membre de l'Association pour la protection des entrées sur les volcans d'Auvergne (Preva).
"Danone se tire une balle dans le pied, mais quand il n'y aura plus d'eau au robinet, ça va faire mal" prédit-il.
La multinationale a prélevé 2,33 millions de mètres cube en 2020, soit près d'un quart des usages de l'eau sur ce territoire, la moitié étant réservée à l'eau potable et le reste au milieu naturel.
Danone assure avoir limité ses prélèvements, tout en menant différentes actions de protection de l'impluvium, la zone qui recueille l'eau de pluie.
"Nous avons économisé 380 millions de litres entre 2017 et 2020 pour des niveaux de vente stables", déclare à l'AFP Jérôme Gros, directeur des usines Volvic qui emploient 900 salariés.
Pour embouteiller un litre d'eau, il fallait prélever quasiment le double en 2014 en raison des opérations de nettoyage. "Aujourd'hui nous sommes à 1,4 litre prélevé pour un litre embouteillé", se félicite-t-il.
"Insuffisant", pour les associations. Elles rappellent que le groupe a obtenu l'annualisation des prélèvements, ce qui lui permet de pomper plus l'été pour répondre à la demande.
"Comment expliquer au citoyen qu'il ne peut pas arroser trois pieds de tomates en plein été quand il voit sortir de l'usine camions et wagons chargés?", s'emporte François-Dominique de Larouzière.
L'Etat en accusation
Pourtant "Danone n'enfreint pas la loi. C'est l'Etat qui lui accorde des droits de prélèvements supérieurs à la capacité de régénération de la ressource", reconnaît le géologue.
De fait, un arrêté de 2014 prévoit un volume maximal de 2,79 millions de mètres cube par an, supérieur aux prélèvements de la SEV.
Soit 88,6 litres par seconde, contre 15,6 litres par seconde en 1965, année des premiers embouteillages commerciaux.
Malgré plusieurs sollicitations, le préfet Philippe Chopin a refusé de répondre l'AFP, renvoyant aux services de la DDT (Direction départementale du territoire).
"Les autorisations annuelles fixées dans l'arrêté de 2014 sont suivies et contrôlées par l'État et respectées par l'embouteilleur", souligne la préfecture dans une réponse écrite.
"Les conditions environnementales, et notamment la sécheresse, ont conduit à une baisse de la recharge de l'aquifère sans qu'elle puisse être imputée à notre sens aux prélèvements réalisés en aval par la SEV", avait argumenté le préfet début avril, lors de son audition devant la commission parlementaire sur "la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés", présidée par Mathilde Panot (LFI).
Toutefois, selon les données de Météo-France, les cumuls annuels de précipitations sur la zone n'ont pas varié, même s'ils sont moins réguliers. Quant à la hausse des températures, "elle ne peut expliquer à elle seule ce déficit", assure M. de Larouzière.
Des incertitudes pèsent aussi sur l'alimentation en eau potable.
Les permis de construire ont été suspendus sur les hauteurs de Volvic depuis août 2020: "Nous avons préféré ne plus délivrer d'autorisation de construction afin de réduire le risque de déficit d'eau potable sur un captage", explique Laurence Dupont, première adjointe au maire chargée de l'urbanisme.
La mairie reconnaît avoir reçu des courriers de citoyens mécontents de ne pouvoir bâtir alors que la multinationale poursuit ses prélèvements.
Mais le maire Laurent Thévenot est catégorique: les captages en eau potable sont indépendants de ceux de la SEV et "les deux phénomènes ne sont pas liés".
"En tant que maire, je n'ai pas vocation à aller dans le sens des gens qui accusent la SEV, alors que je n'ai aucun élément pour étayer cette hypothèse", balaye l'élu, dont une centaine d'administrés travaillent à l'usine.