Ce décryptage du phénomène réalisé pour l’Observatoire de l’expérimentation et l’innovation locales s’appuie sur des chiffres inédits.
"Le territoire français est le patrimoine commun de la nation"
art. L 110 du code de l’urbanisme.
Depuis quelques années, les grandes villes, en France et dans le monde, se trouvent confrontées à l’explosion de la location saisonnière : de plus en plus de logements jusqu’ici dédiés aux habitants sont dorénavant mis à disposition des touristes via des plateformes comme Airbnb. Les conséquences sont importantes et, parmi les plus problématiques, on compte la raréfaction de l’offre de logements dédiés aux habitants, l’augmentation du prix du foncier et des loyers ou encore la transformation du paysage économique et commercial de la ville.
Partout dans le monde, des lois sont promulguées pour réguler et contrôler ce phénomène et les communes concernées sont également amenées à prendre des dispositions locales. À Barcelone par exemple, le phénomène a pris une telle ampleur que la municipalité dirigée par Ada Colau, l’égérie des Indignés, en a fait un combat à part entière. En décembre 2015, elle a lancé plusieurs procédures contre Airbnb « pour avoir fait la publicité de logements qui n’étaient pas inscrits au registre du tourisme de Catalogne ou pour ne pas avoir répondu aux exigences de l’administration ». Depuis le 10 septembre 2015, les habitants de la ville de Virginie, Charlottesville, qui souhaitent louer leur logement sur Airbnb doivent au préalable se procurer une licence d’exploitation professionnelle.
En France, de nombreuses grandes villes comme Paris et Bordeaux ont également voté des réglementations en restreignant par exemple le nombre de nuitées proposées à la location touristique, en obligeant les propriétaires à s’enregistrer auprès de la commune ou en encore en mettant en place des contrôles du parc locatif. Dans la capitale, la municipalité effectue des contrôles et « les amendes pour location illégale à Paris se sont intensifiées ».
L'observatoire Airbnb : un rôle de veille et d'alerte du phénomène
En l’absence de données fiables, les collectivités sont largement aveugles et leurs interventions semblent tâtonner. Airbnb comme tous ses concurrentsrefusent en effet de communiquer les chiffres exacts du nombre d’offres sur leurs plateformes ainsi que l’évolution de celles-ci. L’Observatoire Airbnb a été créé pour permettre aux chercheurs et aux élus de disposer de données afin d’étudier ce phénomène et d’agir le cas échéant. Un logiciel a ainsi été conçu pour récupérer l’intégralité des offres et leurs caractéristiques pour un territoire donné et proposer le fichier en open data sur un site dédié www.observatoire-airbnb.fr. À côté de ce travail de collecte des données, il s’agit d’en proposer une contextualisation.
À Paris, on relevait, en octobre 2016, 56.544 offres de logements entiers. Un an plus tard, le nombre d’offres passait à 76.066 logements, soit une augmentation de 34% alors pourtant que certaines mesures de restriction avaient été prises par la ville durant cette période. Notre dernier relevé de mars 2018 établit dorénavant le nombre d’offres à Paris à 101.873, dont 88.670 propositions de logements entiers.
D’autres grandes villes telles que Bordeaux sont concernées. En mars 2016, on y comptait 2.151 logements entiers sur la plateforme. En mars 2018, ce nombre passe à 9.682. Autrement dit, en deux ans, on constate une augmentation de 350% du nombre d’offres de logements entiers proposés à la location touristique. L’examen des disponibilités nous révèlent qu’à Bordeaux, 83% de ces logements sont exclusivement dédiés à la location touristique. Dit autrement, seulement 17% des offres de logements entiers proposés sont occupés le reste du temps par des habitants. La conclusion est que près de 8.000 logements qui accueillaient ou avaient vocation à accueillir des habitants sont maintenant uniquement proposés à des touristes. À Paris, le dernier recensement a révélé que la capitale avait perdu des habitants !
Depuis le 1er décembre 2017, à Paris, les loueurs sont obligés de s’enregistrer auprès de la mairie et doivent faire figurer le numéro communiqué sur leur annonce Airbnb. Au 31 mars 2018, si la plateforme comptait 10.1873 offres, seulement 8.192 d’entre elles comportaient un numéro. Autrement dit, plus de 90% des annonces sont illégales. Ce constat peut également être dressé à Bordeaux où la ville reconnaît avoir délivré en mars 2018 environ 1.300 numéros alors que le nombre total d’annonces dans la capitale girondine est de 12.552.
Le phénomène Airbnb accélère la gentrification des centres et leur périphérie
La notion de gentrification a notamment été étudiée par Anne Clerval dans son ouvrage Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale[1], où l’auteur montre les logiques de gentrification des quartiers populaires des villes comme Lyon ou Paris, qui ne peuvent plus habiter dans leurs centres, ni même à la périphérie, comme Montreuil par exemple.
« Les populations sont éparpillées ou projetées selon leur groupe social, leur ethnie, leur âge, ainsi se constituent des « ghettos » ou des « zones » : ceux des intellectuels, des étudiants (campus), de la richesse (les quartiers résidentiels), des pauvres et travailleurs immigrés (bidonvilles). Cela reflète la nouvelle société urbaine en train de se constituer ; loin des « olympiens » au centre, les populations ouvrières sont rejetées hors des centres-villes, à distance des équipements, « la masse » est répartie dans les banlieues et les périphéries, « ghettos plus ou moins résidentiels » : l’appropriation de la ville lui a été ôtée, le temps lui échappe. »
(Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, 1968[2]).
Avec la gentrification des quartiers populaires, accélérée par le phénomène Airbnb, les classes moyennes partent à la périphérie des centres-villes et gentrifient à leur tour ces deuxièmes couches, reléguant de facto les pauvres à la périphérie des périphéries, comme l’indique le témoignage de cette femme d’ouvrier au foyer devant quitter le centre pour s’exiler en rural sans voiture, ni permis de conduire :
« Notre propriétaire a vendu notre appartement à la fin du bail. Nous avons eu six mois pour en trouver un autre. On a cherché, cherché, il n’y avait rien ! Comme on ne voulait pas être à la rue, on a pris une petite maison à 45 kilomètres de là où mon mari travaille. La maison est pourrie, l’hiver on a froid et c’est tout le temps humide ! On a tout le temps le froid ! Mais on trouve rien, rien ! »
Véronique, 39 ans, mère de deux enfants, sans emploi, mari ouvrier.
Interrogeant le « droit à la ville », notre démarche est d’apporter une réflexion sur les conséquences du phénomène en termes d’inégalités sociales et territoriales, mais aussi sur l’altération des relations de « bon voisinage » dans les villes fortement touchées. Nous nous situons dans une approche globale qui pointe davantage les conséquences induites sur les publics rejetés que les styles de vie des touristes faisant appel à Airbnb. Ce sont majoritairement des studios, T1 et T2 (pour près de 80 ;%), proposés par des particuliers appartenant aux catégories sociales favorisées. La location de ces petites surfaces aux touristes s’opère alors au détriment des jeunes, des étudiant.e.s et des familles les plus modestes.
[1] Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, La Découverte, 2013.
[2] Voir aussi Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974.
La précarité des étudiants éloignés des pôles universitaires
Dans une approche purement comptable, les propriétaires des petites et moyennes surfaces en bon état ont tout intérêt à dédier leur logement aux touristes, comme nous l’explique André :
« J’ai loué pendant dix-huit ans en bail normal ! Entre les départs des étudiants, la recherche de nouveaux locataires, les loyers impayés, et la trêve hivernale, je n’en pouvais plus ! J’ai contracté une assurance pour loyers impayés, mais elle ne se met en marche qu’au bout de trois mois consécutifs... Il faut attendre quatre mois avant d’obtenir quoi que ce soit, et en plus, souvent, ils paient un mois sur trois et donc tu peux rien faire... Pour moi, Airbnb a été l’occasion de ne plus m’inquiéter pour le paiement des loyers et d’éviter les demandes intempestives de la fenêtre ceci ou de la porte cela... »
André, propriétaire d’un T2 dans une grande ville
Le succès d’Airbnb s’explique d’abord par la plus forte rentabilité qu’offre une location saisonnière par rapport à un location traditionnelle. La plupart des mesures que nous avons pu effectuer montre qu’il suffit de louer son bien dix jours par mois pour qu’il dégage plus de recettes qu’une mois de location classique.
La première conséquence de ce manque de T1 et T2 à la location est la difficulté de se loger pour tous les étudiants, comme l’indique cette mère qui avait des alertes sur tous les sites dédiés afin de ne rater aucune offre prise d’assaut :
« Après cinq mois de recherches effrénées pour ma fille qui rentrait en école de commerce, où elle a dormi chez les uns et les autres de septembre à octobre, j’ai fini par trouver un T2 à 900 euros à Bordeaux ! Ça nous fait un surcoût important, mais c’est le prix à payer pour qu’elle travaille dans des conditions favorables »
Laurence, 52 ans, habitant les Landes, mère d’une fille de 20 ans
Ce phénomène de raréfaction des petites et moyennes surfaces dans les centres-villes porte préjudice aux classes moyennes et populaires éloignées des pôles. Les familles peuvent très difficilement loger leurs enfants étudiants à proximité des universités, condamnant ainsi ces derniers à effectuer des allers et retours longs et coûteux en termes de fatigue et de réussite. Pour les appartements qui demeurent à la location, la concurrence est telle que seuls les dossiers des familles présentant les meilleurs revenus sont acceptés. Enfin, le parc résiduel à la location accessible aux étudiants est souvent vétuste, pour ne pas dire parfois impropre à la location. Ces appartements sont d’ailleurs précisément ceux qui ne répondent pas aux canons de la location touristique. Le phénomène est tellement prégnant qu’à la rentrée 2017-2018, le recteur de Bordeaux, à l’occasion d’une conférence de presse, enjoignait les propriétaires à louer aux étudiants plutôt que sur Airbnb.
À l’heure de l’hypercompétitivité, des cours privés en parallèle des concours de médecine et de l’entrée aux grandes écoles, l’étudiant.e logé.e dans des conditions non favorables (éloignement, insalubrité, précarité…) n’a plus les même chances de réussite que les autres (à droit équivalent bien sûr).
Cette pénurie de logements étudiants renforce par ailleurs des comportements prédateurs de propriétaires qui n’hésitent pas à profiter de la situation pour réclamer toutes sortes de faveurs en échange d’une location ou d’un canapé. Sur d’autres plateformes internet, on peut ainsi trouver des annonces proposant explicitement ou plus subtilement un logement contre des relations sexuelles. Ces entremises sont même devenues un commerce à part entière, des entreprises n’hésitant à faire la publicité de leurs services de rapprochement entre étudiants désœuvrés et mécènes intéressés autour de « sugardating ». Là encore, Airbnb n’est pas la cause de tous les maux mais l’absence ou la trop faible régulation du phénomène de la location touristique aggrave des situations sociales déjà précaires.
L’avènement des périphéries et le repli vers les sous-périphéries
C’est d’abord la déréglementation des loyers qui a été décisive dans l’accélération de la gentrification[3] et nous ajoutons ici que cette accélération s’intensifie d’autant plus fortement avec la raréfaction de ces locations provoquée par le phénomène Airbnb.
Les logiques de rentabilité chassent de manière systémique les classes populaires et moyennes. Les plus fragiles sont contraints de quitter ces lieux ou d’user de stratégies individuelles considérables et coûteuses d’un point de vue humain pour y rester (sur-occupation des logements, conditions de vie précaires, logements insalubres…). Hervé Le Bras parle ainsi de l’avènement des métropoles : « Au centre-ville, les cadres et professions supérieures dominent. Au-delà, les cadres se font plus rares sauf dans quelques banlieues aisées. Plus loin encore, quand on atteint les marges de l’agglomération et dans l’espace rural, les ouvriers apparaissent en bonne proportion, ainsi que les artisans. Alors que les ouvriers vivaient dans les villes au XIXe siècle et dans les faubourgs au XXe, ils sont maintenant à la campagne »[4].
Comme nous l’avons vu, qui dit gentrification des villes dit également exil des classes moyennes et populaires à la périphérie ou dans les campagnes, sortes de sous-périphéries. Cet étalement urbain, loin des systèmes d’industrialisation préalablement observés, nécessite la construction d’équipements dédiés (assainissement, réseaux internet très haut débit, espaces culturels et de loisirs…) ou encore la mise en place de nouveaux services publics (crèches, écoles…). Néanmoins, dans un contexte de raréfaction des deniers publics, les élus peuvent difficilement répondre à ces nouvelles exigences.
C’est ainsi qu’en fonction des territoires, on va constater un renforcement des homogénéités sociales. Dans les villes se croisent les classes privilégiées et les touristes, nouveaux gentrifieurs, tandis qu’à la périphérie sont donc reléguées les classes moyennes et supérieures. Ces dernières, à leur tour, sont amenées à contraindre les classes populaires à s’établir après les périphéries, dans les zones rurales non touristiques, éloignées de tout.
Le renversement de ce processus excluant passe par l’affirmation d’un « droit à la ville », parmi les droits de l’homme et du citoyen. Il ne se limite pas à un simple recours humaniste contre la logique de rentabilité qui envahit les villes, mais implique un projet de démocratie et de renforcement de la société civile, il stipule le droit à l’accès à la centralité urbaine, à la vie urbaine, aux lieux de rencontres, d’échanges, de rassemblement, au « ludique ». Afin de ne pas être désincarné, ce droit doit être porté collectivement et surtout politiquement.
[3] Anne Clerval, op. cit., 2013.
[4] Hervé Le Bras, « Métropoles et périphéries : un paradoxe social », Constructif, n°48, novembre 2017.