Unique oeuvre réalisée en Russie par l'architecte franco-suisse (1887-1965), ce bâtiment d'une trentaine de mètres de hauteur, construit entre 1928 et 1936 pour héberger le ministère soviétique de l'Industrie légère, ne court aucun risque d'être détruit: il est classé monument historique, a été rénové en 2013 et abrite aujourd'hui les locaux de l'Institut russe des statistiques (Rosstat), qui n'a pas l'intention de déménager.
Mais le principe de la destruction de deux immeubles résidentiels adjacents, typiques de l'architecture moscovite de la fin du XIXe siècle, est lui acté: un groupe d'experts a rendu l'an passé un avis favorable à la destruction de ces deux immeubles de trois et quatre étages, estimant sans état d'âme que "les énormes changements ayant eu lieu au cours du dernier quart de siècle" ont rendu ces édifices "moralement et physiquement dépassés".
Ce rapport doit être avalisé en commission municipale.
Le service culturel de la ville de Moscou a confirmé à l'AFP que les deux bâtiments adjacents au Centrosoyouz, "non classés", peuvent être détruits, tout en précisant "n'avoir pas reçu ni accordé" pour l'instant d'éventuelles demandes d'autorisations de travaux.
De fait, la zone autour du Centrosoyouz est théoriquement protégée. Mais la mairie de cache pas ses intentions: un Projet d'exploitation des sols et des constructions (PZZ), publié en décembre, évoque le remplacement des deux anciens immeubles par un édifice de 58 mètres de haut, d'une superficie totale de 59.000 m2, étages compris.
Selon l'association Arkhnadzor, qui lutte pour la préservation des bâtiments historiques de Moscou, le terrain de ces deux immeubles appartient au ministère russe de la Défense qui s'est associé au groupe foncier Fin.Kom pour y construire un vaste centre d'affaires.
Fin.Kom n'a pas répondu aux sollicitations de l'AFP.
Si ce n'est encore qu'un projet, celui-ci est suffisamment pris au sérieux pour qu'Antoine Picon, président de la Fondation Le Corbusier, s'en soit inquiété dans une lettre adressée au maire de Moscou, Sergueï Sobianine, et au ministre russe de la Culture, Vladimir Medinski.
Une altération de l'idée
"Si ce projet venait à être réalisé, il aurait pour conséquence de modifier de manière extrêmement dommageable l'environnement immédiat du Centrosoyouz dont la composition avait pris en considération l'ensemble des bâtiments existants à l'époque", écrit Antoine Picon dans ce courrier envoyé mi-janvier, que l'AFP s'est procuré et resté pour l'instant sans réponse.
Les deux bâtiments voués à être détruits sont en effet de même hauteur que celui de Le Corbusier et ne dénotent pas à ses côtés.
Le Centrosoyouz, avec sa rotonde sur pilotis à l'entrée et ses façades entièrement vitrées, faites de fenêtres en bandeau, reprend plusieurs codes du "Mouvement moderne" définis par Le Corbusier. En dépit de ses surprenants murs en tuf rouge -une roche volcanique tendre-, ce bâtiment imposant qui allie les courbes et les angles s'intègre parfaitement dans l'architecture néo-classique du centre-ville de Moscou.
"Mettre à côté de ce bâtiment une construction qui sera deux fois plus haute que lui (...), cela signifie simplement remodeler tout le quartier et défigurer une image déjà endommagée", dénonce le coordinateur d'Arkhnadzor, Konstantin Mikhaïlov, qui regrette une "altération de l'idée de Le Corbusier".
Pour les défenseurs de l'oeuvre du célèbre architecte, le problème est plus vaste: ils estiment que la construction d'un centre d'affaires qui serait accolé au bâtiment classé éloignerait les chances de voir le Centrosoyouz intégré au Patrimoine mondial de l'Unesco.
Dix-sept réalisations de Le Corbusier dans sept pays (France, Suisse, Belgique, Allemagne, Argentine, Japon et Inde) ont été sélectionnées par l'Unesco en juillet 2016. Et le Centrosoyouz, "bâtiment très important pour l'héritage moderne (...), est souvent cité comme un candidat susceptible de rejoindre cette liste", assure à l'AFP M. Picon.
Patrimoine chahuté
Il s'inquiète plus largement de la préservation du patrimoine moscovite.
Or les autorités font en général peu de cas des édifices historiques de la capitale russe.
"Le moins que l'on puisse dire, c'est que Moscou est une ville au patrimoine urbain très chahuté", relève Antoine Picon.
Moscou regorge de trésors constructivistes, du nom de ce mouvement d'avant-garde né avec les débuts de l'URSS, mais plusieurs d'entre eux ont été détruits et les plus emblématiques sont pour la plupart en mauvais état.
"Moscou est un lieu de concentration de richesses, où il existe beaucoup de pression des investisseurs (...) Les autorités de la ville ne peuvent pas toujours faire face à cette pression et parfois même, malheureusement, elles l'encouragent", explique Konstantin Mikhaïlov.
"Nous avons fait part de nos remarques mais nous ne savons pas comment elles seront interprétées", dit-il. Il était en tout cas "indispensable d'attirer l'attention de la société".