"Il n'y a pas d'évolution de salaire, pas d'évolution de poste. A un moment donné, la situation financière et le fait de mûrir font que cette situation ne convient plus", témoigne un vacataire de l’Éducation nationale dans un entretien mené par l'institut BVA pour une étude que vient de publier France Compétences.
Autorité de financement et de régulation de la formation professionnelle, France Compétences estime que "la crise actuelle joue un rôle d'accélérateur de questionnements sur le sens et les conditions d'exercice de son activité".
Ce n'est pas encore la "grande démission", du nom de ces départs en cascade dans les entreprises américaines au sortir de la pandémie, mais en France, selon un baromètre Elabe pour l'Unedic publié en décembre, 58% des actifs en emploi ont au moins un projet de changement de vie professionnelle.
D'après l'enquête BVA, qui mêle données quantitatives et entretiens qualitatifs à partir d'un échantillon représentatif de 5.162 personnes, la "perte de sens" est la raison la plus partagée (27%) par les actifs en reconversion, qui évoquent aussi "l'insatisfaction" due aux conditions de travail (23%), à la rémunération (22%), une pression trop importante (20%).
Pour Béatrice Delay, de la direction de l'évaluation à France Compétences, "l'insatisfaction professionnelle est omniprésente dans les parcours de reconversion et, en même temps, elle se combine à des raisons d'un autre ordre: une opportunité, un projet, une raison personnelle".
Renversement du rapport de forces
A l'origine d'une reconversion, "il y a un facteur déclencheur qui peut être des missions devenues insupportables, comme on a pu le voir dans le domaine de la santé", note Virginie Louise, du pôle emploi-formation de BVA. Lors d'une consultation menée au printemps 2021 par leur Ordre national, 40% des infirmiers confiaient que la crise sanitaire leur avait donné envie de changer de métier.
Dans son bulletin (numéro 418, février 2022), le Centre de recherches sur les qualifications (Cereq) relève "des logiques différentes selon la catégorie socioprofessionnelle".
Parmi les ouvriers et employés qualifiés domine "l'impression de ne pas être assez payé compte tenu du travail réalisé, le sentiment que l'emploi occupé ne correspond pas à ses qualifications". Parmi les non qualifiés, "vouloir investir un nouveau métier se forge aussi dans le refus de la précarité, dans l'expérience d'emplois à durée limitée".
Pour l'économiste Mireille Bruyère, du Centre de recherches et d'études Travail organisation pouvoir (Certop-CNRS), la pandémie "a révélé quelque chose qui était déjà là: une crise du travail générale, qui concerne les formes d'emploi et le sens du travail".
"Du côté des emplois les moins qualifiés, on a des conditions de travail et de rémunération qui se sont dégradées, et de l'autre côté, pour les salariés les plus intégrés, on a des types de management qui ont conduit à des pertes de sens", ajoute cette membre du collectif Les Economistes atterrés.
Sociologue spécialiste de l'organisation du travail, Pascal Ughetto estime que "la crise sanitaire amplifie un mouvement de bascule qui à l'origine en est indépendant et qui s'accélère avec la diminution du chômage : le renversement du rapport de force entre employeurs et salariés, ces derniers ayant beaucoup plus la possibilité de faire valoir leurs prétentions".
Alors que le gouvernement se félicite d'un taux de chômage "au plus bas depuis près de 15 ans" (7,4% au 4e trimestre 2021), des revalorisations salariales ont été conclues dans l'hôtellerie-restauration ou encore le transport routier, deux secteurs en pénurie de main d’œuvre.
"Se reconvertir pour faire autre chose est une prise de risque qui n'aurait jamais existé il y a vingt ou trente ans", souligne Pascal Ughetto. A l'image de nombreux soignants, "des individus sont prêts à renoncer à des positions statutaires au profit d'avenirs incertains, pour ne pas se sentir piégés, s'épanouir, maîtriser leur destin".