Au coeur de cette bizarrerie administrative, on trouve un tronçon d'autoroute de 24 kilomètres: l'A355, qui contourne Strasbourg par l'Ouest, sorte de dérivation de l'A35 qui traverse déjà la capitale alsacienne du nord au sud.
Selon Vinci il s'agit du "plus grand projet autoroutier de ces dernières années en France".
Envisagé dès 1973, le projet a alimenté pendant des décennies une contestation farouche. Les opposants y voyaient un nouveau sacrifice de terres cultivables et de zones humides, contestant l'idée que ce contournement puisse désengorger l'A35, saturée par les trajets pendulaires des travailleurs rejoignant quotidiennement l'agglomération.
Malgré les nombreuses manifestations, et en dépit des avis défavorables rendus par les instances de contrôle des atteintes à l'environnement (notamment l'Autorité Environnementale - AE), l'Etat, à travers la préfecture du Bas-Rhin, a accordé en 2018 à Arcos, filiale du groupe Vinci, l'autorisation de construire ce tronçon d'autoroute.
L'autorisation a immédiatement été contestée en justice par l'association Alsace Nature. Trois ans plus tard, en juillet 2021, la justice a partiellement donné raison à l'association, constatant que le dossier d'autorisation était entaché d'"insuffisances", concernant l'impact de l'autoroute sur la santé, la pollution ou l'évolution du trafic automobile - autant d'aspects pourtant censés justifier la construction du contournement.
"Le juge s'est appuyé sur des arguments qui figuraient dans le premier avis de l'Autorité environnementale", souligne Pierre Ledenvic, le président de l'AE. "On peut regretter que ces arguments n'aient pas été pris en compte en amont par le maître d'ouvrage et par l'autorité qui a accordé l'autorisation", déplore-t-il.
"Meilleurs sols de France"
Néanmoins, malgré ces manquements, la justice n'a pas annulé l'autorisation: elle a simplement imposé à Arcos de compléter son dossier pour que la préfecture puisse éventuellement délivrer un arrêté complémentaire d'autorisation.
Mais si la procédure d'autorisation a dû reprendre au début, le chantier lui s'est poursuivi et l'autoroute flambant neuve a été inaugurée le 11 décembre dernier par Jean Castex qui a vanté ses "bénéfices écologiques et environnementaux".
Pendant que les premiers véhicules empruntaient la nouvelle autoroute, qui a grignoté 450 hectares classés "parmi les meilleurs sols de France" pour leur qualité agronomique, Arcos a revu son dossier. Elle l'a soumis, comme le veut la procédure, à l'Autorité environnementale... qui a retrouvé les mêmes manquements.
"Effectivement, un certain nombre de recommandations que nous avions faites en 2018 n'ont pas été prises en considération", regrette auprès de l'AFP Nathalie Bertrand, auteure du second avis émis par l'AE.
Les autres instances consultées ont également rendu des avis défavorables sur l'A355 et la procédure suit son cours avec la tenue d'une deuxième enquête publique après celle de 2018: jusqu'au 16 avril, les habitants sont une nouvelle fois invités à donner leurs avis sur la pertinence de ce qui reste présenté comme un "projet". Bien qu'il soit déjà achevé...
"Clairement on a eu un passage en force et le fait de revenir devant la population, c'est presque de la provocation", estime la maire écologiste de Strasbourg Jeanne Barseghian, qui évoque un "déni de démocratie".
"On a besoin de renouer la confiance avec les autorités, il faut que les avis qui sont donnés pèsent réellement sur les décisions prises", réclame l'élue. "Interroger les citoyens sur un projet déjà fait, c'est délétère, ça décrédibilise les procédures".
Signalétique trompeuse
Sollicitée, la préfecture du Bas-Rhin ne précise pas comment elle compte prendre en compte tous ces nouveaux avis. Si la délivrance d'un nouvel arrêté de régularisation ne fait guère de doutes, la préfète peut imposer certaines mesures à la société Arcos en fonction des observations émises.
En attendant, plusieurs milliers d'automobilistes empruntent bon gré mal gré cette autoroute chaque jour, se plaignant d'une signalétique trompeuse, qui incite à passer inutilement par la section à péage, et des tarifs élevés aux heures de pointe.
La société Arcos refuse de transmettre le moindre chiffre à la presse, mais elle a dû répondre à l'AE qui évoque un trafic de "7.000 à 8.000 véhicules par jour".
L'itinéraire historique, gratuit, reste "utilisé par plus de 170.000 véhicules par jour sur ses parties les plus chargées", rappelle l'AE.
Tous les acteurs reconnaissent néanmoins que le contournement reçoit une partie du trafic des poids-lourds. Ceux-ci ont désormais l'interdiction de traverser la ville, sauf pour charger ou livrer: le nombre de camions sur l'A35 a diminué de près d'un tiers, soit environ 3.000 par jour, selon les chiffres du Sirac (service de l'information et de la régulation automatique de la circulation).
Cependant, bon nombre de poids-lourds en transit sont encore réticents à emprunter le contournement payant: selon la CRS autoroutière, 70% des camions contrôlés sur l'itinéraire historique sont en infraction.