Intérim, prêts de main d’œuvre, intervenants non soumis à la carte, travailleurs détachés… deux ans après son introduction sur les chantiers, la carte d’identification professionnelle du BTP montre des insuffisances pour garantir une pleine efficacité dans la lutte contre le travail illégal.
Interview de Frédéric Pradal, créateur de la plateforme de services numériques Bativigie
« En tant qu’acteur pleinement engagé dans la lutte contre le travail illégal aux côtés des acteurs de la construction, nous nous sommes réjouis, en 2017, de l’arrivée de la carte d’identification professionnelle en tant que nouvel outil de contrôle. Nous l’avons d’ailleurs alors immédiatement intégrée dans notre process de vérification des opérateurs intervenant sur les chantiers.
Toutefois, alors qu’aujourd’hui ce dispositif vient tout juste d’accomplir deux années pleines de fonctionnement, le retour d’expérience sur cette période nous amène à constater que si la carte BTP est bel et bien nécessaire, elle se révèle loin d’être suffisante…
Les lacunes sont en effet nombreuses. J’en pointerai quatre, qui très concrètement ne permettent pas aux donneurs d’ordre d’exercer leur devoir de vigilance de manière complète sur les personnels sous-traitants.
1/ Le port de la carte BTP ne s’applique pas à de nombreux opérateurs, tels qu’artisans et auto-entrepreneurs…
Les catégories d’intervenants sur un chantier susceptibles de « passer à travers les mailles du filet » sont multiples. On compte ainsi notamment les artisans gérants de société, les salariés exerçant en tant que chauffeurs, livreurs, économistes, ou encore CSPS et diagnostiqueurs immobiliers. Et parmi ces opérateurs non détectés, figurent également les micro-entrepreneurs, dont le nombre dépasse aujourd’hui les 160 000 dans le secteur du bâtiment, selon l’Acoss.
2/ Les sociétés d’intérim ne procèdent pas systématiquement à l’établissement de nouvelles cartes BTP, pour chacune des missions de l’intérimaire.
L’établissement de la carte BTP pour une durée de 5 ans rend difficile la bonne identification des intérimaires lorsque leur employeur (la société de travail temporaire) ne procède pas à la désactivation de la carte au terme de la durée de mission. Si cette procédure n’est pas respectée, lors d’une mission suivante, le seul contrôle du QR code de la carte n’indiquera donc pas pour quelle société l’intérimaire est missionné et si son contrat est bien dans la période de validité. On recense dans le BTP environ 100 000 travailleurs intérimaires, qui pour nombre d’entre eux ne sont donc identifiables que par l’entreprise de travail temporaire ayant effectué la demande initiale de carte.
3/ Les prêts de main d’œuvre, en particulier illicites, ne peuvent être détectés
De même, un simple scan de la carte ne permet pas de tracer un prêt de main d’œuvre, alors que celui-ci peut être considéré comme illicite s’il constitue le seul objet du contrat conclu entre deux entreprises. La carte pro BTP n’est pas en mesure d’indiquer si le prêt est dûment encadré par une convention, avec des éléments tels que la durée de mise à disposition, l’identité et la qualification du salarié…
4/ La carte BTP ne permet pas de contrôler rigoureusement le travail détaché
Enfin, en matière de travail détaché, les obligations des donneurs d’ordre et maîtres d’ouvrage en termes de pièces justificatives (déclaration de détachement, attestation de régularité sociale…) ne sont pas couvertes par le dispositif de la carte BTP. Or, selon le rapport annuel 2019 de la Cour des comptes, le nombre de salariés détachés déclarés dans l'hexagone aurait bondi de 354 000 en 2016 à 516 000 en 2017, soit une hausse de 46 % en un an. Auxquels s’ajouteraient de 200 000 à 300 000 travailleurs détachés non déclarés (selon un rapport sénatorial de 2013).
C’est pourquoi l’initiative privée a vocation à venir compléter la carte BTP
Sur ces 4 points essentiels, la carte d’identification professionnelle du BTP montre bien des failles qui génèrent un risque juridique pour les donneurs d’ordre de la construction. Ces derniers peuvent voir leur responsabilité solidaire engagée, s’exposant ainsi à de lourdes sanctions, susceptibles de mettre en péril l’équilibre économique de leurs projets aussi bien que la réputation de leur entreprise.
Sur le terrain, nous accompagnons régulièrement des donneurs d’ordre lors d’opérations de contrôle effectuées par des représentants des autorités. Ces derniers portent systématiquement leurs vérifications non pas sur l’effectivité des contrôles de la carte BTP, mais sur les preuves de conformité des personnels en matière de travail détaché, d’intérim et de prêts de main d’œuvre.
Dans ce contexte, il est donc bien souhaitable que l’initiative privée vienne compléter la carte BTP, pour apporter des solutions qui prennent en compte l’ensemble des opérateurs présents sur les chantiers, procèdent à la collecte et la qualification de l’ensemble des documents nécessaires et garantissent une traçabilité de la vigilance mise en œuvre. Et, in fine, lutter efficacement contre le fléau du travail illégal. C’est tout le sens des services que nous entendons fournir aux acteurs de la construction, en complément des dispositifs publics : Bativigie ne vient pas « concurrencer » la carte BTP, mais bel et bien prolonger son action ».