Il avait fallu du temps, au XIXe siècle, pour que l'industrie accède aux honneurs du roman en France. Il en faut encore pour qu'y arrivent les zones commerciales et infrastructures sans charme qui ont poussé en périphérie des villes petites et moyennes à partir des années 1970.
Michel Houellebecq l'avoue en 2017 à la télévision: "la deuxième France dont vous parlez, la France périphérique, qui hésite entre Marine Le Pen et rien, je me suis rendu compte que je ne la comprenais pas, je ne la voyais pas, et que j'avais perdu le contact. Et ça, quand on veut écrire des romans, je trouve que c'est une faute professionnelle assez lourde".
Il se rattrape dans "Sérotonine", en 2019. Nous voici en banlieue de Caen: "en passant le périphérique Nord, puis en longeant le CHU, je pris conscience que nous entrions dans une ZAC sinistre, surtout constituée de bâtiments bas, en tôle ondulée grise; l'environnement n'était même pas hostile, il était juste d'une neutralité effrayante".
Le protagoniste parle d'"environnement périurbain hardcore", décor fugace de ce roman.
La littérature de la "France moche" n'existant pas vraiment, ses experts non plus. Timo Obergöker, un Allemand professeur de littérature française à l'université de Chester (Grande-Bretagne), s'est intéressé à une notion qu'on lui associe fréquemment: la France périphérique.
"Pas très vendeur"
"Le terme en tant que tel n'est pas très vendeur", fait-il remarquer à l'AFP. "On va rarement en librairie en se disant: je vais acheter un bouquin sur la France périphérique".
C'est ainsi que la presse a lu Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018 pour "Leurs enfants après eux". Cet auteur ne qualifierait pourtant jamais la France où il a grandi, la Lorraine désindustrialisée, de moche.
Quand une usine devient une friche, "c'est assez beau, crépusculaire; sinistre aussi", déclarait-il au Figaro en 2019. "Dans ces endroits, les gens sont contents d'être là (...) Ils y sont nés, y ont leurs habitudes, ils y fréquentent les gens qu'ils aiment".
Rare écrivain à oser cette expression de "France moche": Danièle Sallenave, de l'Académie française.
Dans "Jojo, le Gilet jaune" en 2019, elle relève, chez l'élite culturelle, "la dénonciation ambiguë de la +France moche+, de ses pavillons avec leurs haies de thuyas et leurs bagnoles diesel rangées devant".
Les personnages de la littérature française contemporaine qui traversent parfois cette France s'y arrêtent le moins possible. Peu y travaillent comme la narratrice d'"En salle" (2022) de Claire Baglin, salariée d'un McDonald's.
Que ces personnages y fassent leurs courses semble trop prosaïque pour être raconté... sauf chez Annie Ernaux. Quand la romancière décrit en 2014 le quotidien d'un hypermarché (Auchan, à Cergy) dans "Regarde les lumières, mon amour", ce livre court est l'un de ses moins lus.
"On pourrait certainement écrire des récits de vie au travers des grandes surfaces commerciales fréquentées. Elles font partie du paysage d'enfance de tous ceux qui ont moins de cinquante ans", y avance la prix Nobel.
Lieu de relégation ?
Scène plus typique: dans la romance "J'irai voler ton coeur à Noël" d'Emily Blaine, en 2023, l'héroïne s'égare dans la France moche. "Je tripotai le GPS, tentant de ne pas me perdre dans les rues sans âme de la zone commerciale".
Risque de heurter les sensibilités aussi ? Dépeindre cette France "moche" implique de la situer, donc de la stigmatiser. Houellebecq a choqué toute une cité en faisant dire au protagoniste de "Sérotonine", au détour d'une phrase, qu'il arrivait "à Niort, une des villes les plus laides qu'il m'ait été donné de voir".
En 2022, une autre star de la littérature française, Éric Reinhardt, signe le plaidoyer: "La France moche, la France que j'adore".
Il revendique d'en être originaire, en banlieue parisienne. Dans Télérama il loue le travail de deux photographes, Eric Tabuchi et Nelly Monnier, sur "la France dans ce qu'elle a d'immédiat, de modeste, parfois de drôle (…) pas la France que mitraillent les appareils photo des touristes".
Mais Reinhardt ne la fait pas aimer dans le roman qu'il publie l'année suivante, "Susanne, Sarah et l'écrivain".
L'héroïne, après avoir laissé à son mari le bel appartement familial de Dijon, se retrouve en banlieue, à Longvic. Elle y déprime: "ses fenêtres donnaient sur une maussade rangée de garages et un jardin rudimentaire qui descendait jusqu'au canal, au-delà duquel se profilait un dépôt pétrolier". Sa renaissance passera par un retour dans les beaux quartiers.