Sur 50 grandes villes françaises, les disparités spatiales selon les revenus ont augmenté dans plus de 30 d'entre elles entre 2004 et 2019, selon une étude de l'Insee.
"Les différents quartiers des villes ont tendance à se spécialiser dans tel ou tel type de niveau de revenus, et la part des populations pauvres continue à augmenter dans les quartiers de la politique de la ville (QPV) alors qu'elle était déjà élevée", explique à l'AFP Mathilde Gerardin, co-autrice de cette étude.
"La ghettoïsation de la société s'accentue avec la crise du logement depuis une dizaine d'années", confirme Eddy Jacquemart, de la Confédération nationale du logement.
Lille, Marseille, Rouen ou même Angers figurent parmi les villes les plus ségréguées, tandis que la répartition de la population se révèle plus homogène à Lens, Pau, Grenoble ou Saint-Etienne.
"Ces résultats constituent une véritable alerte sur les logiques d'évitement résidentiel des catégories sociales supérieures et d'éviction des catégories populaires dans les quartiers en voie de gentrification", analyse Yoan Miot, maître de conférences à l'Université Gustave Eiffel.
Le niveau de ségrégation est davantage corrélé à la répartition des logements sociaux et aux inégalités de revenus qu'à la taille ou à la densité des villes.
Autre constat: les revenus des plus modestes sont plus faibles qu'ailleurs dans les villes les plus ségréguées, tandis que les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres vivent "les plus concentrés spatialement".
"Les quartiers socialement mixtes sont de moins en moins nombreux", constate Sylvie Fol, professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
"Ghettos dorés"
Historique du développement urbain, déconnexion entre revenus des ménages et prix de l'immobilier, dessertes en transports, politique publiques... Les causes de la ségrégation sont propres à chaque ville et font toujours débat.
Certains chercheurs mettent en avant des choix individuels, avec la volonté de mettre à distance les personnes jugées indésirables. D'autres l'expliquent par des mécanismes structurels, comme la recomposition spatiale d'activités industrielles ou la métropolisation, qui concentre davantage les emplois hautement qualifiés dans les centres des agglomérations.
"En haut de l'échelle des revenus, les logiques de ségrégation choisie, qui correspondent à un désir d'entre-soi, sont plus fortes, avec des +ghettos dorés+ plus homogènes socialement que les quartiers populaires", observe Antonine Ribardière, maîtresse de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
A l'inverse, la politique de construction des grands ensembles des années 1960, conçus à l'origine pour accueillir des populations très diversifiées, s'est transformée au fil du temps en une politique involontairement créatrice de ségrégation sociale. Les personnes quittant les lieux, plus aisées, ont été remplacées par des personnes encore plus défavorisées.
De plus, les communes ont eu tendance à construire des logements sociaux "dans des quartiers déjà défavorisés, en raison de la forte intolérance à ces logements dans les quartiers favorisés", souligne Mme Fol, qui voit là "un puits sans fond" et un "mécanisme de reproduction des inégalités".
"Cette étude nous interroge sur comment on agit", réagit Anne-Claire Mialot, directrice générale de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine, qui met en œuvre les programmes d'amélioration de l'habitat dans les QPV. Elle relève toutefois "une évolution très forte pour favoriser la mixité dans le nouveau programme de renouvellement urbain lancé en 2014".
"Il y a un échec des politiques à déghettoïser les quartiers pauvres et à forcer les quartiers riches à produire du logement social", constate de son côté Manuel Domergue, de la Fondation Abbé Pierre, qui plaide pour un quota de logements sociaux par quartier et arrondissement et non plus par commune.
Parmi les effets attendus de cette ségrégation, "une baisse des chances d'intégration professionnelle, une hausse de la ségrégation scolaire ou des effets sur la santé avec des logements parfois surpeuplés et mal équipés en espaces verts", prévient Sylvie Fol.
"C'est un réel problème social car tous les lieux de résidence n'ont pas le même accès aux services publics", renchérit Antonine Ribardière.