"Quand vous avez de l'argent, vous pouvez tout vous permettre. Ici à Saint-Briac, c'est bien ça le problème : ils ont de l'argent et sont dans la toute puissance". Patrice Petitjean, président des Amis des chemins de ronde d'Ille-et-Vilaine (ACR 35), ne mâche pas ses mots en faisant visiter la splendide côte d'Émeraude à Saint-Briac.
Pour l'ancien procureur, qu'on surnommait "Saint-Just" à l'époque où il était magistrat, "la loi doit être respectée" et "tous les gens qui ne la respectent pas sont des voyous".
Cette loi, c'est celle du 31 décembre 1976, qui fixe le principe d'une servitude de trois mètres sur les propriétés privées en bord de mer, afin que les randonneurs puissent y passer. En cas de mur ou d'obstacle sur le sentier, l'État peut prendre un arrêté pour assurer la continuité du cheminement. "Toutes les communes du littoral disposent d'un arrêté depuis les années 80 en Ille-et-Vilaine, sauf à Saint-Briac", affirme M. Petitjean.
Un arrêté avait bien été signé en 1982, mais a été annulé par le conseil d'État en 1988, pour vice de forme.
Parmi les propriétaires concernés, figurent notamment l'héritier d'une grande entreprise de transports routiers (domicilié au Panama), un président de chambre à la Cour des comptes ou encore la famille Forbes, dont sont issus l'ancien Secrétaire d'État américain John Kerry et l'ancien ministre de l'Environnement Brice Lalonde.
C'est leur grand-père, l'homme d'affaires américain James Grant Forbes, qui avait fait construire le manoir des Essarts dans les années 1920. Et les parents du démocrate américain s'y sont rencontrés avant la Seconde Guerre mondiale, d'après Sean Besanger et Alex Thomas ("John F Kerry, l'anti-Bush", Alban, 2004).
L'ancien ministre de l'Environnement Brice Lalonde a lui été maire de Saint-Briac de 1995 à 2008. Ce n'est qu'à l'issue de ses deux mandats que le sentier littoral a été relancé, malgré les oppositions des riverains, par son successeur Auguste Senghor (2008-2014), neveu de l'ancien président du Sénégal. "A Saint-Briac, il y a plus de votants que d'habitants. Ce sont les résidences secondaires qui font la loi", détaille M. Senghor.
"Risque terroriste"
Un nouvel arrêté préfectoral a été pris en 2015, aussitôt attaqué par les riverains, dont la famille Forbes. Deux ans plus tard, il a été partiellement annulé par la justice administrative, pour vice de forme, sur 30 mètres de sentier.
Un appel est en cours. Mais, les recours n'étant pas suspensifs, l'État a déjà presque terminé les travaux sur la partie autorisée. Le mur d'une propriété a été percé et le sentier frôle le bord d'une piscine construite en bord de mer.
"L'État avance méthodiquement et avec détermination", souligne David Harel, directeur adjoint à la mer et au littoral à la préfecture d'Ille-et-Vilaine.
Les propriétaires des belles villas en bord de mer multiplient, eux, les recours en référé, sans succès à ce jour. "Le sentier affectera le bien-être des habitants s'il rase leurs murs et ruine leur intimité. Ceux-là ne pourront s'empêcher d'y voir une confiscation", soutient ainsi Brice Lalonde, dans un message à l'AFP. Concernant sa maison de famille, l'ancien ministre se dit "inquiet du risque terroriste" car "il sera assez facile de viser des membres de ma famille engagés dans l'action politique".
Toute cette affaire est "sans doute" due à "l'acharnement nouveau de quelque association dont les dirigeants se sentent investis d'une mission sacrée", ajoute-t-il.
En réalité, ce genre de "guérilla" judiciaire est courant car la servitude littorale "est une atteinte au droit de propriété", explique Benoist Busson, avocat spécialisé dans ce type de contentieux. "Il y a systématiquement des recours."
"L'État a joué le jeu car il y avait à Saint-Briac une privatisation de fait du rivage. C'est un des rares secteurs en Bretagne où il n'y avait pas d'accès", ajoute-t-il.
Selon la préfecture, le sentier devrait ouvrir aux randonneurs en 2019.