L'exposition "L'art du chantier: construire et démolir du XVIe au XXIe siècle", jusq'au 11 mars à la Cité de l'architecture et du patrimoine, est "un pari courageux", admet Valérie Nègre, architecte et commissaire principale de l'exposition, car le thème peut sembler technique.
Mais l'exposition du Palais de Chaillot, particulièrement foisonnante et intelligente, est multidimensionnelle, révélant les nombreux recoupements avec l'histoire des mentalités, des civilisations et des systèmes politiques, de l'URSS à New York, de Paris à Rome ou Londres.
"Le chantier, c'est un acte par lequel l'homo faber bâtit sa société et se bâtit; c'est aussi un moment de promesses. Ce thème a énormément plu aux artistes", particulièrement les photographes, note la commissaire.
Sur cinq siècles, il y aura deux préoccupations successives: il s'est d'abord agi de "vaincre la pesanteur et de franchir l'infranchissable", et puis, ce double défi relevé, de "construire plus léger", un défi agrémenté aujourd'hui de préoccupations environnementales.
Construction implique souvent démolition, parfois de monuments immenses et de quartiers entiers: démolitions révolutionnaires comme la Bastille, démolitions répondant à des plans urbains omme celles de Haussmann à Paris.
Le regard de l'artiste va être rivé sur ces machines conçues pour relever chaque nouveau défi titanesque, et elles seront sujets d'inspiration artistique. Des noms d'animaux, grue, mouton, chèvre, chat, leur son acollés, ce qui montre que la machine est assimilée au corps, au vivant.
Peintres et dessinateurs s'attardent à fixer la mémoire des nombreux métiers du chantier: soit parce qu'ils sont en voie de disparition, soit pour en dénoncer le caractère inhumain. Des dessins très précis, influencés par le tailorisme, vont étudier comment optimaliser les gestes de l'homme sur sa machine pour augmenter le rendement.
Beaucoup de tableaux, films et photos illustrent la fascination qu'exerce le chantier, spectacle naturel voire surnaturel, comme dans ce petit film de 1929 où l'on voit la foule romaine massée au passage d'un attelage de 80 boeufs traînant un monolithe en marbre de Carrare.
Tour Eiffel, viaduc de Garabit, etc... Les photographes, les dessinateurs se passionneront.
Outil de propagande
L'exposition montre combien le chantier urbain est aussi une occasion de sociabilisation. Les badauds se rassemblent, lors de grandes fêtes au son du tambour et parfois en présence des souverains, comme dans cette toile d'Hubert Robert montrant le décintrement du pont de Neuilly en 1772.
Le chantier est tantôt vu comme un progrès --enfin jouir d'une belle vue de sa fenêtre!- tantôt comme un embarras, une nuisance, les caricatures dénonçant les accidents. Des tableaux, ex-votos à la Vierge, montrent des ouvriers qui chutent de leur échafaudage et survivent par miracle.
L'art du chantier est "un acte politique où le pouvoir s'exprime", analyse Mme Nègre. Hitler et Mussolini n'hésitent pas à se représenter en pelleteur ou en piocheur. Et la propagande soviétique exalte le héros du chantier, surhomme puissant.
"Les hommes du bâtiment sont en hauteur, dominent la société, sont ceux qui ont du recul, une vision", explique la commissaire. Ce sont eux qu'on voit appeler à rallier les mouvements sociaux, par exemple dans les oeuvres de Théophile Steinlen.
Des souverains comme Louis-Philippe, ou les bourgeois parisiens, sont caricaturés pour les chantiers dont ils tirent gloire.
Le chantier permet au contraire l'exaltation de l'ouvrier, funambule heureux au dessus du vide, comme dans les photos newyorkaises d'Eugène de Salignac et de Lewis Hiches Hine.
Cet engouement pour l'art du chantier connaîtra une cassure dans les années 60, note Marie-Hélène Contal, l'autre commissaire de l'exposition. Avec l'urbanisme déshumanisé des grands ensembles, "le chantier a été coupé de la ville, alors qu'il était très poreux et intégré au tissu social".
L'engouement d'autrefois du public pour les chantiers semble toutefois revenir avec les projets du Grand Paris, note-t-elle.