Les magistrats ont estimé avoir réuni des "indices graves et concordants" contre le cimentier pour ordonner sa mise en examen pour "complicité de crimes contre l'humanité", "financement d'une entreprise terroriste", "mise en danger de la vie" d'anciens salariés de son usine syrienne de Jalabiya au nord du pays et "violation d'un embargo", a-t-on appris de source judiciaire.
Le groupe devra s'acquitter d'une caution de 30 millions d'euros dans le cadre d'un contrôle judiciaire.
Après les mises en examen de huit cadres et dirigeants, dont l'ancien PDG de Lafarge de 2007 à 2015, Bruno Lafont, pour financement d'une entreprise terroriste et/ou mise en danger de la vie d'autrui, c'était au tour de l'entreprise en tant que personne morale, Lafarge SA (LSA), la holding actionnaire majoritaire de la filiale syrienne Lafarge Cement Syria, de s'expliquer devant les deux juges financiers Charlotte Bilger et Renaud Van Ruymbeke et le juge antiterroriste David de Pas.
Le groupe LafargeHolcim, né de la fusion en 2015 du francais et du suisse Holcim, a aussitôt annoncé que sa filiale LSA saisirait la cour d'appel pour contester des "infractions qui ne reflètent pas équitablement ses responsabilités".
La "décision historique" prise jeudi, "doit décider Lafarge à prendre ses responsabilités et à ouvrir un fonds d'indemnisation indépendant afin que les victimes voient leur préjudice rapidement réparé", a réagi l'ONG Sherpa, partie civile. "C'est la première fois dans le monde qu'une entreprise est mise en examen pour complicité de crimes contre l'humanité, ce qui marque un pas décisif dans la lutte contre l'impunité des multinationales opérant dans des zones de conflits armés", a-t-elle affirmé.
Soupçons de vente de ciment à l'EI
Le cimentier est soupçonné d'avoir versé via sa filiale LCS près de 13 millions d'euros entre 2011 et 2015 pour maintenir son usine en Syrie, alors que le pays s'enfonçait dans la guerre.
Ces sommes, qui ont bénéficié en partie à des groupes armés dont l'organisation jihadiste Etat islamique (EI), correspondaient notamment au versement d'une "taxe" pour sécuriser la circulation des salariés et des marchandises, à des achats de matières premières - dont du pétrole - à des fournisseurs proches de l'EI et à la rétribution d'intermédiaires chargés de négocier avec les factions, d'après l'enquête.
A ces canaux de financement s'ajoutent désormais des soupçons sur la possible vente de ciment au groupe EI, apparus dans de récentes investigations, selon une source proche du dossier.
Contrairement à d'autres multinationales, le cimentier avait décidé de rester en Syrie, exposant ses salariés locaux aux risques de rapt alors que la direction du site avait, elle, déjà quitté l'usine et évacué ses expatriés. Lafarge a toujours qualifié la sécurité de ses équipes de "priorité". Or, parmi les nombreux employés enlevés, un a été tué et un autre reste porté disparu, selon des témoignages recueillis sur place par l'AFP.
Que savait la direction à Paris de la situation sur place? Entre les dirigeants, les versions ont divergé.
Lors de sa mise en examen en décembre 2017, l'ex-PDG Bruno Lafont a assuré n'avoir été au courant d'un "accord avec Daesh" (acronyme arabe de l'EI) qu'en août 2014, et avoir décidé à ce moment-là de la fermeture de l'usine. Quelques semaines plus tard, le 19 septembre, elle tombera finalement sous le pavillon noir de l'organisation d'Abou Bakr al-Baghdadi.
Son ex-bras droit, Christian Herrault, ex-directeur général adjoint en charge de plusieurs pays dont la Syrie, a lui affirmé l'avoir informé beaucoup plus tôt.
"Lafarge a sacrifié ses salariés et pactisé avec des entités terroristes en toute connaissance de cause: cette mise en examen pour complicité de crimes contre l'humanité était inéluctable", a déclaré à l'AFP Marie Dosé, avocate de Sherpa, dont la plainte de novembre 2016 visant notamment ce chef d'accusation avait déclenché l'ouverture de l'information judiciaire en juin 2017.
Entamé en 2011, le conflit en Syrie a fait plus de 350.000 morts et jeté à la rue des millions de personnes.