Prononcer l'expression "Stuttgart 21", nom du projet, c'est la certitude de déclencher des rires moqueurs d'un bout à l'autre du pays.
Conçu pour faire de l'ancienne gare un hub souterrain ultramoderne ouvrant sur une des régions les plus riches d'Europe, le Bade-Wurtemberg, qui abrite les géants industriels Bosch ou Mercedes-Benz, cet ouvrage titanesque a accumulé les déboires.
Si le prochain chancelier allemand, désigné après les élections organisées le 23 février, peut inaugurer le projet durant son mandat, ce sera un soulagement.
Mais il devra s'attaquer à un mal plus profond : celui d'une Allemagne à bout de souffle qui a mal investi pour son avenir.
"De l'argent jeté par les fenêtres", enrage Dieter Reicherter, porte-parole du collectif "Action contre Stuttgart 21" qui lutte contre le chantier depuis les premiers coups de pioche en... 2010.
"On aurait mieux fait de moderniser l'existant plutôt que de creuser un gouffre financier", argue-t-il. La facture de l'aménagement a explosé, passant de 5 à 11 milliards d'euros.
4.000 ponts à rénover
"Le plus gros problème de l'Allemagne est l'effritement de son infrastructure", a tranché l'Américano-Turc Daron Acemoglu, prix Nobel d'économie 2024, dans une récente interview à la presse allemande.
Autrefois synonyme d'efficacité et de qualité, la première économie européenne peine aujourd'hui à faire rouler ses trains à l'heure, à réparer ses ponts et moderniser ses équipements urbains.
Les chiffres sont accablants : 36% des trains longue distance ont subi des retards en 2023, 4.000 ponts nécessitent une rénovation urgente - en septembre dernier, un pont à Dresde (est) s'est effondré dans le fleuve Elbe en pleine nuit.
Et seulement 11% des connexions Internet fixes sont en fibre optique, un des pires taux des 38 pays membres de l'OCDE.
Grande fête populaire, l'Euro 2024 de football organisé en Allemagne a mis ces failles en pleine lumière, avec des supporters exaspérés qui restaient bloqués dans des trains en panne.
Remettre à niveau les infrastructures sera l'un des défis du prochain gouvernement et l'une des clés pour relancer l'économie du pays, en récession depuis deux ans.
Car des années de restrictions budgétaires ont certes permis à Berlin d'afficher un taux de dette publique parmi les plus bas des pays développés, mais en négligeant des dépenses essentielles.
Le ministre de l'Economie, l'écologiste Robert Habeck, estime que le retard se chiffre "en centaines de milliards d'euros" car "des ponts s'effritent, des écoles ne sont pas rénovées, des trains n'arrivent pas à l'heure".
Mais si son parti, tout comme le centre-gauche du chancelier Olaf Scholz, veut massivement emprunter pour remettre le pays en marche, les conservateurs sont arc-boutés contre les risques de dérapage budgétaire.
"Investir, investir, investir"
Même les économistes les plus pondérés appellent à réformer la règle du "frein à la dette" qui interdit au gouvernement d'emprunter plus de 0,35% de son PIB chaque année et aux Etats fédérés (Länder) de faire des déficits, afin de limiter le poids de la dette.
Pour Carsten Brzeski, analyste de la banque ING, "il est temps d'investir, investir, investir", et de lancer un plan d'urgence sur 10 ans ainsi qu'un fonds spécial pour relancer les infrastructures.
La bureaucratie étouffante est également pointée du doigt comme un obstacle majeur à la réalisation des projets. Les études et démarches interminables retardent leur mise en oeuvre, parfois de plusieurs années.
Cela ne rassure guère les quelque 600.000 habitants de Stuttgart dont le centre est un immense champ de grues.
"Quand on arrive à Stuttgart en train, on doit contourner un chantier interminable", explique Dieter Reicherter.
L'opérateur public Deutsche Bahn, qui a commandé et supervisé la transformation de la gare, prévoit désormais une mise en service partielle d'ici fin 2025, avec sept ans de retard.
Un "conte de fées", persifle M. Reicherter, qui craint que les travaux ne durent encore des années et qu'au final "ça ne s'arrête jamais".