Depuis fin juillet, 295 policiers sillonnent à pied les grandes artères d'Abidjan, marteaux et matraques en main, prêts à s'abattre sur les cabines des marchands de crédit téléphonique ou à en découdre avec les vendeurs à la sauvette récalcitrants.
Ces agents sont également en charge de l'application de la récente interdiction de la mendicité, de l'affichage illégal et du fait d'uriner sur la voie publique - règle qu'ils s'autorisent eux-mêmes à enfreindre publiquement.
Nadège Oulaye est désormais sans activité. Elle reconnaît n'avoir jamais demandé d'autorisation pour installer son échoppe de sandwichs qui lui rapportait chaque mois entre 35.000 et 40.000 francs CFA (entre 53 et 60 euros), soit près d'un quart des revenus du foyer.
En détruisant son matériel, les agents emportent avec eux l'indépendance financière de cette commerçante, qui, comme près de 7 millions d'Ivoiriens en milieu urbain, vit de l'économie informelle, selon les données de la Banque mondiale, dépassant le nombre de travailleurs du secteur formel dans ce pays de 29 millions d'habitants.
Cette brigade est le dernier outil d'une politique de destruction brutale de commerces et d'habitations menée au nom de l'"assainissement" et du "développement" de cette métropole de plus de six millions d'habitants, lancée en janvier par son nouveau gouverneur Ibrahim Cissé Bacongo, un proche du président Alassane Ouattara.
Depuis le début de l'année, des quartiers précaires ont été démolis, parfois entièrement, et leurs habitants chassés, provoquant l'indignation d'une partie de l'opposition.
Cette nouvelle campagne de "déguerpissements" - des expulsions similaires ont eu lieu par le passé - est défendue par les autorités qui disent vouloir réduire les conséquences des inondations et des éboulements, dans lesquels des dizaines de personnes meurent chaque année.
Amnesty International, qui a réalisé en juin une enquête de terrain dans quatre quartiers de la ville, a dénoncé mercredi dans un communiqué un "usage excessif de la force" et demande aux autorités de "mettre immédiatement un terme aux expulsions forcées".
Des dizaines de milliers d'Abidjanais auraient été chassés de chez eux selon l'ONG.
Amnesty affirme par ailleurs que toutes les personnes interrogées au cours de l'enquête "ont déclaré qu'elles n'avaient pas été consultées sur les conditions des expulsions" ni "dûment informées du jour des démolitions".
"Mépris des droits fondamentaux"
Autre pan des destructions: les projets de développement urbain. Fin juillet, le quartier d'Adjamé Village a été partiellement détruit pour permettre l'élargissement d'une voie routière.
Dans le centre d'Abidjan, ce village traditionnel a été le théâtre d'affrontements entre les forces de l'ordre et des habitants.
Les bâtiments ont été réduits en ruines et deux personnes sont mortes au cours de l'opération, a reconnu peu après le parti au pouvoir, le Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), sans donner plus de détails.
"Nous ne sommes pas contre ce que le gouvernement fait, mais il y a une manière de le faire", déplore Mélissa Adoba, une habitante du quartier Adjamé Village.
Mi-mars, le gouvernement ivoirien avait annoncé des mesures d'aides au relogement, notamment le versement de 250.000 francs CFA (381 euros) par ménage. Mais début août, des milliers de familles n'avaient "toujours pas été relogées et/ou indemnisées" pour les pertes subies, a indiqué Amnesty.
"Dans notre marche vers le développement, les décisions parfois difficiles que nous avons à prendre peuvent provoquer des incompréhensions ou même de la colère", s'est défendu le 6 août Alassane Ouattara.
Il a déclaré toutefois vouloir "minimiser les conséquences" subies par la population.
De son côté, le Conseil national des droits de l'Homme (CNDH) en Côte d'Ivoire a accusé les autorités de mener des opérations "au mépris des droits fondamentaux" et "sans concertation".
Pour Jean-Pierre Amon, enseignant-chercheur en urbanisme à l'université de Bondoukou, afin de désengorger la capitale, "il faut contrebalancer le poids démographique écrasant d'Abidjan et créer d'autres pôles", comme par exemple avec Bouaké (centre), la deuxième ville la plus peuplée du pays qui ne compte "que" 800.000 habitants.