"Certains enfants disent 'ah, une église orthodoxe, ça peut être comme cela!', parce qu'ils ont l'habitude des églises dans des garages ou des appartements": après cinq ans de travaux, l'archimandrite Philippe Ryabykh, recteur de l'église de Tous-les-Saints, oeil brillant et barbe taillée, ne cache pas sa fierté.
Son église, qui peut accueillir 300 personnes, vient juste d'être consacrée en grande pompe par le patriarche de Moscou Kirill, venu en personne le 26 mai.
Chaque dimanche, elle accueille environ 200 fidèles, d'origine russe mais aussi ukrainienne, bulgare, roumaine ou moldave.
Avec sa gracieuse coupole à la forme originale, composée de huit arches réparties sur deux rangs, coulée dans du béton, ses bulbes dorés surmontés de croix, ses toits vert pâle, ses mosaïques où paons et fleurs figurent le paradis, ses icônes, l'église tranche avec l'architecture de la capitale alsacienne.
Bâtie sur un terrain fourni par la mairie de Strasbourg via un bail emphytéotique de 99 ans au loyer symbolique de 15 euros par an, l'édifice a coûté 11 millions d'euros, dont 8 millions versés par la société pétrolière Transneft.
En 2016, le patriarche Kirill avait déjà fait le voyage vers la France pour inaugurer avec faste sa nouvelle cathédrale, quai Branly à Paris. La Fédération de Russie, propriétaire des lieux, avait investi 170 millions d'euros dans cette opération qui pouvait être vue comme une initiative de "soft power" politico-diplomatique.
A Strasbourg, "ce n'est pas du tout pareil qu'à Paris, où c'était un projet d'Etat. Ce n'est pas quelqu'un dans un bureau à Moscou qui a décidé de construire cette église", insiste Philippe Ryabykh, qui occupe également les fonctions de représentant du Patriarcat de Moscou auprès du Conseil de l'Europe.
L'homme d'église raconte avoir frappé à de nombreuses portes pour parvenir à financer cette église, ardemment souhaitée selon lui par sa petite communauté, et avoir reçu des oboles de quelque 1.000 donateurs, en plus du versement déterminant de Transneft.
"Les églises sont construites par les gens et pour les gens, pour répondre à leurs besoins", a également insisté le patriarche Kirill lors de sa visite à Strasbourg fin mai.
Visibilité
"A Strasbourg, historiquement, il n'y a jamais eu une présence orthodoxe ou russe très importante", constate pourtant Antoine Nivière, chercheur à l'université de Lorraine, spécialiste de l'église orthodoxe.
"Cette nouvelle église permet de jouer sur deux tableaux: le prestige vis-à-vis de la société française et allemande et la présence diplomatique, de lobbying auprès des instances européennes, notamment sur des questions de société mais plus largement politiques, qui intéressent le Patriarcat de Moscou, qui est très lié à l'Etat russe actuel", ajoute-t-il, évoquant des réseaux diplomatiques et religieux "très imbriqués" et des oligarques qui "font tous partie du petit cercle des intimes de Poutine".
Contacté par l'AFP, "Transneft ne fait pas de commentaires sur ses activités de bienfaisance", selon un porte-parole de l'entreprise.
Au-delà de Strasbourg, l'église orthodoxe russe a gagné en visibilité ces dernières années en France, alors que nombre des orthodoxes de l'Hexagone, souvent descendants d'émigrés "blancs" ayant fui la Révolution russe, étaient traditionnellement rattachés à l'archevêché orthodoxe russe en Europe occidentale, dépendant depuis 1931 du Patriarcat de Constantinople, et non de celui de Moscou.
"L'apparition d'une église orthodoxe à Strasbourg, une des villes clés de l'Europe, est un témoignage de la similitude de nos cultures et du fait que sans la Russie, les problèmes contemporains de l'Europe ne pourront être résolus", expliquait sans ambages en 2017 Alexeï Mechkov, ancien vice-ministre russe des Affaires étrangères devenu ambassadeur de Russie en France, dans le quotidien gouvernemental Rossiskaïa Gazeta.
A Strasbourg, les relations entre la Russie, membre du Conseil de l'Europe depuis 1996, et l'organisation paneuropéenne, sont entrées dans une phase de turbulences depuis l'annexion de la Crimée en 2014. La Russie a menacé de quitter l'organisation si elle ne retrouvait pas les droits de vote dont ses parlementaires ont été privés.