Les juges d'instruction chargés de cette affaire très sensible tentent de déterminer les liens qu'a pu entretenir le géant du ciment notamment avec l'organisation Etat islamique (EI), pour faire fonctionner en 2013 et 2014, malgré le conflit, la cimenterie de Jalabiya (nord du pays).
L'enquête porte aussi sur la connaissance qu'auraient eu des responsables du groupe en France de ces agissements et du danger qu'ils ont pu faire courir aux employés sur place.
Un informaticien, un ingénieur et un employé chargé des emballages, venus de Syrie pour répondre à la convocation des magistrats, ont été entendus cette semaine, a appris l'AFP de source proche de l'enquête. "Ils ont confirmé le caractère accablant des éléments qui pourraient être retenus contre Lafarge", a indiqué à l'AFP leur avocate Marie Dosé.
Il s'agit des premières auditions par les magistrats dans cette enquête pour "financement d'entreprise terroriste" et "mise en danger de la vie d'autrui", qui leur a été confiée en juin.
Le scandale avait été révélé un an plus tôt par une enquête du Monde qui avait mis en lumière de "troubles arrangements" entre Lafarge Cement Syrie (LCS), branche syrienne du groupe, et l'EI alors que le groupe jihadiste gagnait du terrain et devenait incontournable dans la région.
En septembre 2016, le ministère de l'Économie avait déposé plainte, déclenchant l'ouverture d'une enquête préliminaire par le parquet de Paris, confiée au Service national de douane judiciaire (SNDJ).
Fausses pièces comptables
Dans son rapport, dont l'AFP a eu connaissance, le SNDJ conclut que LCS a "effectué des paiements aux groupes jihadistes" via un intermédiaire pour que la cimenterie continue à fonctionner.
La conclusion des douanes est surtout accablante pour la direction française du groupe Lafarge, qui a fusionné en 2015 avec le suisse Holcim. Celle-ci "a validé ces remises de fonds en produisant de fausses pièces comptables", affirme le SNDJ dans ce document, également révélé par Le Canard enchaîné et Le Monde.
Et, si seules trois personnes ont avoué avoir eu connaissance de ces pratiques, "il est tout à fait vraisemblable que d'autres protagonistes aient couvert ces agissements", dont l'ex-PDG de Lafarge Bruno Lafont, ajoutent les douanes judiciaires qui ont entendu neuf responsables du cimentier et de sa filiale syrienne.
Face aux enquêteurs, l'ex-directeur général adjoint opérationnel de Lafarge, Christian Herrault, a reconnu que le groupe s'est plié à une "économie de racket", menée par différentes milices armées, pour assurer la circulation de ses marchandises dans le pays.
"Cela représentait 5 millions de livres syriennes par mois pour Daesh (acronyme arabe de l'EI), environ 30.000 dollars", a-t-il indiqué, précisant que "l'argent était prélevé directement dans le cash de l'usine" et versé à un intermédiaire.
Lafarge est aussi soupçonné d'avoir acheté du pétrole à des groupes jihadistes, là encore pour que ces derniers lui permettent de poursuivre son activité.
LCS en a acheté "en toute illégalité" à des groupes "islamistes, kurdes ou autres", a raconté Frédéric Jolibois, directeur général de LCS à partir de l'été 2014.
Aval des autorités françaises ?
L'enquête suggère aussi que la décision du cimentier de rester en Syrie a reçu l'aval des autorités françaises. "Le gouvernement n'a jamais incité Lafarge à partir de Syrie", a souligné M. Herrault, tandis que M. Jolibois a relevé avoir été "régulièrement en contact avec le Quai d'Orsay et la DGSE".
"La seule gestion de Lafarge était une gestion financière en dehors de tout critère humanitaire: le groupe n'a pas hésité à mettre en danger l'intégrité physique de ses salariés et à les exposer au pire", a déploré Me Dosé.
L'EI avait fini par prendre le contrôle du site en septembre 2014. Ce jour-là, d'après Le Monde, la direction n'a pas prévenu les employés de l'imminence d'un raid, et ils avaient dû se sauver par leurs propres moyens.
Sollicité, LafargeHolcim n'était pas disponible dans l'immédiat.