Placés mercredi en garde à vue, Bruno Pescheux, directeur de la cimenterie syrienne de 2008 à 2014, Frédéric Jolibois, qui avait repris la direction du site à partir de l'été 2014, et Jean-Claude Veillard, directeur sûreté chez Lafarge, ont été mis en examen pour "financement d'une entreprise terroriste" et "mise en danger de la vie d'autrui", selon une source judiciaire.
MM. Jolibois et Veillard ont été placés sous contrôle judiciaire, tout comme Bruno Pescheux dont le parquet de Paris avait requis le placement en détention provisoire. Ce dernier a l'obligation de s'acquitter d'une caution de 150.000 euros, a précisé la source judiciaire.
Sollicité, le groupe Lafarge n'a pas souhaité faire de commentaires.
Les investigations sur ce dossier hors norme se sont accélérées ces dernières semaines. Une vaste perquisition a été menée à la mi-novembre au siège du cimentier à Paris.
Lafarge est soupçonné d'avoir pactisé avec des groupes jihadistes, dont l'organisation d'Abou Bakr al-Baghdadi - derrière les attentats les plus meurtriers commis en France ces dernières années -, pour continuer à faire fonctionner en 2013 et 2014 son usine de Jalabiya (nord de la Syrie).
La justice soupçonne le groupe français, qui a fusionné en 2015 avec le Suisse Holcim, d'avoir transmis de l'argent à l'EI contre l'obtention de laissez-passer pour ses employés. Il lui est aussi reproché de s'être approvisionné en pétrole auprès de l'organisation, qui avait pris le contrôle de la majorité des réserves stratégiques du pays à partir de juin 2013.
Entendu une première fois début 2017 par le Service national de douane judiciaire (SNDJ), chargé des investigations, Frédéric Jolibois avait reconnu avoir acheté du pétrole à "des organisations non-gouvernementales" notamment kurdes ou islamistes, en violation de l'embargo décrété par l'Union européenne en 2011.
20.000 dollars pour l'EI
Bruno Pescheux avait confirmé des versements litigieux. La branche syrienne du groupe (Lafarge Cement Syria) versait "de 80.000 à 100.000 dollars" par mois à un intermédiaire, Firas Tlass, qui ventilait les fonds entre différentes factions armées, d'après l'ex-directeur. Ce qui représentait pour l'EI "de l'ordre de 20.000 dollars", selon lui.
"Ce n'est pas lui qui pouvait décider de fermer ou non l'usine. La décision ne pouvait venir que de la maison-mère et il n'y avait donc aucune raison de le placer en détention", a réagi son avocat Daniel Soulez-Larivière.
L'enquête s'attache aussi à déterminer si Lafarge a tout fait pour assurer la sécurité de ses employés syriens, restés seuls sur place, alors que la direction de l'usine avait quitté Damas pour Le Caire à l'été 2012 et que, quelques mois plus tard, les expatriés avaient été évacués.
Entendu en janvier, Jean-Claude Veillard a raconté comment neuf employés alaouites (communauté musulmane hétérodoxe minoritaire en Syrie) avaient été enlevés en 2012 par les Kurdes puis "revendus à des milices locales". Il avait expliqué que Lafarge avait dû s'acquitter d'une rançon de 200.000 euros.
Cet épisode n'avait pas modifié la stratégie du cimentier de se maintenir dans le pays.
M. Veillard a aussi reconnu que lorsque l'EI a finalement pris le contrôle du site, en septembre 2014, les employés syriens avaient "dû fuir par leurs propres moyens".
"Mon client n'a jamais eu de pouvoir de décision au sein de Lafarge et n'a cessé d'alerter ses interlocuteurs opérationnels", a déclaré à l'AFP son avocat Sébastien Schapira, annonçant qu'il allait contester cette mise en examen "dans les prochaines semaines".
Plusieurs autres responsables du cimentier et de sa filiale syrienne ont été entendus, notamment Bruno Lafont, ex-PDG du groupe, et Eric Olsen, directeur général démissionnaire de LafargeHolcim.
Selon un rapport des douanes judiciaires, la direction française de Lafarge "a validé" les remises de fonds aux groupes jihadistes "en produisant de fausses pièces comptables".
Les témoignages suggéraient aussi que la décision de rester en Syrie avait reçu l'aval des autorités françaises: M. Jolibois expliquait ainsi avoir été "régulièrement en contact avec le Quai d'Orsay et la DGSE", les services de renseignement français.