"On pourra passer avril en grattant sur les économies, mais la réalité, c'est qu'Emmaüs pourrait très bien ne pas survivre à cette crise", alerte Antoine Sueur, président de la communauté Emmaüs Liberté à Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne.
Pour la première fois de son histoire, après le vibrant appel à une "insurrection du don" de l'Abbé Pierre au cours de l'hiver 1954, Emmaüs France a lancé un appel à la générosité.
En 70 ans d'existence, Emmaüs était pourtant devenu un phalanstère prospère, venant en aide à 20.000 précaires, les logeant, les hébergeant, les réinsérant.
Parmi eux, près de 5.000 compagnons. Hérauts de la décroissance, ils vivent de la collecte des objets que les autres jettent, dans 119 communautés à travers la France. Retaper, revendre: "offrir une seconde chance aux hommes et une seconde vie aux objets", c'est un des credo de l'association.
Mais aujourd'hui, faute d'activité due au confinement, les communautés créées par l'Abbé Pierre en 1949 se retrouvent sans le sou et les compagnons, menacés de retourner à la rue.
A Ivry, 45 hommes et femmes sont logés, nourris, blanchis, contre un peu de travail. "Ici, on fait vivre une quarantaine de personnes sans que ça coûte un euro à la société", lance M. Sueur. Mais depuis le 17 mars, tout s'est arrêté.
Celui qui réceptionnait les trésors collectés dans le fond des greniers a posé son couteau sur un canapé encore emballé, celles qui triaient les dons de vêtements destinés à la revente ont laissé des piles à moitié faites sur une table.
Dans les plus de 2.000 m2 de dépôt encombrés d'armoires et de vaisselle, ici, une poupée nue sur une pile de jouets abîmés attend un coup de lustre. Là, des piles de livres abandonnés avant d'avoir pu être triés, rangés, répertoriés.
La plupart des communautés Emmaüs sont touchées par le manque d'argent. Au début du confinement, elles ont fait jouer l'entraide, les plus riches ont donné aux plus pauvres. Mais après cinq semaines, la solidarité est à l'os et les fonds de tiroir ont été raclés.
Pour relancer la mécanique enrayée par le confinement, l'association a besoin de 5 millions d'euros. "Nous sommes condamnés à mort si nous ne recevons pas d'aide", dit simplement M. Sueur.
"Tu manges, tu dors"
Depuis 11 ans, Georges, 62 ans, est compagnon à Ivry. D'origine portugaise, sans famille en France, il n'a, à un moment de sa vie, plus trouvé de travail parce "trop vieux", lui disait-on.
Il s'occupe d'habitude de la vaisselle dans le bric-à-brac. Avec la suspension des activités, il s'est recyclé dans les cuisines et prépare désormais les repas. Une manière de s'occuper, "si je reste dans la chambre, c'est la cata", dit-il.
Il ne trouve pas toujours les mots pour se raconter mais ça, il le dit tout net: "Si ça ferme ici, je suis dans la merde".
"Ici tu manges, tu dors, et c'est déjà beaucoup", reconnaît Sembala, un sans-papier de 22 ans, là depuis un an.
Dans ce monde de déshérités, les sans-papiers ont remplacé ces dernières années les ex-taulards et les hommes brisés par la Seconde guerre mondiale, la guerre d'Indochine, puis celle d'Algérie, qui avaient fait les premiers compagnons.
Pas moins de 27 nationalités sont représentées parmi les 45 compagnons de la communauté d'Ivry.
Originaire du Mali, Sembala a déjà connu la rue, en France, et avant, en Grèce. L'idée d'y retourner le rend nerveux: la misère, les repas tirés des poubelles, il se souvient. "J'ai peur", dit-il.