"La première fois qu'on a ouvert un monument aux enfants, ils ont explosé de joie", raconte à l'AFP l'architecte May al-Ibrashy, depuis son bureau sur les toits du quartier d'al-Khalifa, encadré par deux minarets du 14e siècle.
Cette fine connaisseuse du Vieux Caire a lancé en 2012 l'initiative "Athar Lina" ("le patrimoine nous appartient" en arabe) qui multiplie ateliers, visites guidées et même après-midis de jeu dans des monuments tels qu'Ibn Touloun, l'une des plus anciennes mosquées d'Afrique construite il y a près de 1.200 ans.
Dans le dédale de ruelles du Vieux Caire, au coeur d'une mégalopole de 20 millions d'habitants, les constructions anciennes et les immeubles d'habitations se touchent.
Mais la séparation reste bien réelle entre habitants et monuments, affirment les spécialistes.
Depuis que l'Egypte s'est dotée dans les années 1980 d'une stricte politique de conservation, les monuments ont été "mis sous clé" car "cela semblait être le meilleur moyen de les préserver", rapporte à l'AFP Omniya Abdel Barr.
Des idées héritées "du 19e siècle, quand on pensait que les Egyptiens ne méritaient pas leur patrimoine, qu'il fallait construire des murs entre eux et les monuments pour qu'ils ne les abîment pas", poursuit cette spécialiste de la préservation du patrimoine.
Abattoir et bibliothèque
Le résultat, sa consoeur May al-Ibrashy l'a constaté: "les plus âgés étaient beaucoup plus liés aux monuments parce qu'ils y avaient plein de souvenirs d'enfance que leurs enfants n'avaient pas."
Alors, à Athar Lina, on mêle présent et passé. Les femmes d'un atelier de broderie confectionnent dans une vieille maison rénovée des tentures qui représentent toute leur Egypte: des minarets et des arcades mais aussi un manguier, le teinturier du quartier, un marchand ambulant et les chiens errants du Vieux Caire.
Au travers de cette réappropriation, comme des souvenirs d'enfance, des fêtes locales ou religieuses, "les habitants sentent que cet espace est le leur et c'est la meilleure stratégie de protection du patrimoine", affirme Mme Abdel Barr.
Des souvenirs d'enfance, Mohammed Tareq, 39 ans, en a à la pelle dans son quartier populaire de la citadelle du Caire, construite par Saladin au 12e siècle.
Petit, il longeait régulièrement Beit Yakan, une maison patricienne du 17e siècle, alors surnommée "la déchetterie". Plus âgé, il y a amené un bœuf avant le mariage de sa soeur, car un boucher avait investi les lieux pour en faire son abattoir.
Aujourd'hui, il y travaille et fait visiter les lieux dans les effluves de plantes aromatiques qui s'échappent des moucharabieh qu'Alaa Habachi a fait sculpter par des ébénistes.
En 2009, ce professeur d'architecture a racheté la demeure au fameux boucher, pour la sauver d'un ordre de démolition.
Sur les 600 maisons patriciennes --reconnaissables à leur patio central-- du Vieux Caire, seules 24 sont aujourd'hui classées au patrimoine national, assure M. Habachi à l'AFP.
Les autres, comme Beit Yakan, avec sa bibliothèque à deux étages et ses plafonds boisés mamelouks et ottomans, n'ont aucune protection légale.
"Personne ne sait vraiment dans quel état se trouvent celles qui sont encore debout, et chaque jour, on en démolit une nouvelle", déplore l'universitaire.
L'"âme" du Vieux Caire
Or, poursuit-il, "ces patios, tous orientés nord-ouest pour assurer une climatisation naturelle, jouaient un rôle social et économique majeur dans l'environnement urbain."
Pour faire revivre ces zones de socialisation dans une ville où les espaces publics sont grignotés par les promoteurs et les travaux d'aménagement, Beit Yakan accueille régulièrement des ateliers, des campagnes de sensibilisation à la protection du patrimoine et des événements pour les habitants du quartier.
Sans ces lieux ouverts à tous, le Vieux Caire pourrait être "abandonné", s'alarme M. Habachi.
Or "ces bâtiments ne sont que le corps, c'est la communauté locale qui est l'âme" du Vieux Caire, rappelle-t-il.
Une communauté qui n'a "que très peu d'endroit pour se retrouver, hors des appartements exigus et des rues bondées", note Mme Abdel Barr.
Elle souhaite rester optimiste. Beit Yakan, Athar Lina et les autres euvent changer la donne et "apporter un peu de sérénité", dit-elle.
"Ces maisons pourraient devenir des sortes de squares du quartier où les femmes pourraient amener leurs enfants et profiter d'un coin de jardin pendant un moment", espère-t-elle.