Manifestations, affrontements et arrestations ont commencé mi-août "quand les autorités ont donné quatre jours aux habitants de zones préemptées par le gouvernement pour partir", affirme à l'AFP un habitant quinquagénaire souhaitant conserver l'anonymat.
Sur cette île du nord du Caire, dans un coude du Nil, 100.000 Egyptiens vivent dans des maisons en briques ocres entre champs verdoyants, canaux d'irrigation et bétail. Chaque jour, par milliers, ils vont travailler en ferry dans les autres quartiers du Caire.
Pour le ministre du Logement Assem el-Gazzar, ces logements sont "insalubres". Et ceux qui contestent sont "des forces du mal" qui "s'opposent systématiquement aux projets de développement".
En 2017 déjà, des affrontements entre habitants et forces de sécurité avaient fait un mort.
A l'époque, le gouvernement accusait les habitants d'avoir construit "illégalement depuis plus de 15 ans" des maisons sur des terres agricoles.
Faux, répondait alors l'avocat Khaled Ali en partageant sur Facebook des actes de propriété ainsi que l'acte de naissance d'une habitante née sur l'île "il y a 100 ans".
"Ce n'est pas Manhattan"
Deux ans plus tard, la justice administrative tranchait, justifiant les expulsions par "l'intérêt public".
Le père de famille de 50 ans, travailleur indépendant dans le secteur agricole, se dit prêt à partir, mais pas à n'importe quel prix.
"On nous propose 70 euros par m2, mais avec ça, on ne peut rien acheter hors de l'île", se lamente-t-il, alors même que Le Caire ne cesse de dire que réaménager Warraq peut rapporter gros.
Déjà, l'ancien président Hosni Moubarak, renversé en 2011 par la rue, voulait transformer la plus grande île de la capitale --six km2-- en quartier d'affaires.
Le président actuel, Abdel Fattah al-Sissi, un ancien maréchal, a réactivé ce plan et l'a confié au génie militaire.
"Ce n'est pas Manhattan mais Warraq", fanfaronnait le gouvernement en publiant fin juillet les plans d'"Horus City", du nom du dieu du soleil de l'Egypte ancienne.
Gratte-ciel scintillants, héliports et marinas cohabiteront avec des espaces verts pour près d'un milliard d'euros.
Les habitants pourraient y trouver leur place, assure à l'AFP un autre résident, trentenaire, qui refuse aussi de donner son nom.
"Nous voulons seulement que 1,26 km2 soit laissé aux habitants –même derrière un mur", plaide-t-il.
Et si l'Etat refuse, "on ne partira pas", menace-t-il, assurant posséder tous les documents prouvant qu'il occupe légalement les lieux. "On paye nos impôts, l'eau et l'électricité, pourquoi ne pourrait-on pas bénéficier du développement de notre île ?"
Au-delà de Warraq, d'autres îles craignent de subir le même sort, comme Dahab, plus au sud.
Cette année, 17 d'entre elles, dont Warraq, ont perdu leur statut de réserves naturelles après avoir été confiées à l'armée.
"Vider les pauvres"
Mais s'opposer au remodelage du Caire peut coûter cher : en 2019, le militant Ramy Kamel a été détenu pendant plus de deux ans pour "terrorisme", parce qu'il "avait dénoncé des déplacements forcés de chrétiens, notamment à Warraq", explique à l'AFP l'historienne Amy Fallas.
Si les quartiers plus cossus ne sont pas épargnés par la politique du bulldozer, les secteurs informels défavorisés sont les premiers visés, assure l'urbaniste Ahmed Zaazaa.
Le gouvernement veut "entièrement vider le cœur de la capitale des pauvres", dit-il à l'AFP, dans un pays où deux tiers des habitants vivent autour du seuil de pauvreté.
Pour l'urbaniste, l'Etat cherche "à pourvoir aux besoins de la nouvelle capitale" qui se construit à 50 kilomètres de là.
Selon lui, "pour que la main-d’œuvre puisse y accéder, (l'Etat) construit des logements sociaux et des axes de transport qui modifient la géographie du Caire" et "détruisent les quartiers historiques du centre" et leur tissu social.
A Warraq aussi, les habitants disent redouter de se retrouver déracinés et isolés dans des quartiers où la solidarité entre voisins qui leur permet actuellement de survivre aura disparu.
Depuis la prise de pouvoir de M. Sissi en 2013, M. Zaazaa compile rapports officiels, coupures de presse et images satellitaires.
Selon lui, environ "15.000 bâtiments ont été démolis au Caire" --un chiffre énorme car "Beyrouth, par exemple, compte 18.000 bâtiments".
A Warraq, "les non-résidents ne peuvent pas entrer", explique l'habitant trentenaire.
Et les experts en sont réduits à consulter des images satellitaires pour constater l'avancement des destructions.