Pourquoi des matheux, chargés de concevoir des solutions industrielles, sont-ils à ce point sollicités pour répondre au défi du dérèglement climatique ?
Pourquoi des ingénieurs et des techniciens sont-ils recherchés, alors que c'est précisément l'activité (industrielle) humaine qui émet du CO2 dans l'atmosphère, qui fait monter la température, accélère la fonte des glaciers et brûle les forêts ?
Parce que la transition énergétique "va passer dans une phase de croissance plus importante qu'avant", répond Clarisse Magnin, directrice générale du cabinet de conseil en stratégie McKinsey France, après un été brûlant.
Par transition, il faut entendre électrification du monde pour remplacer les énergies fossiles --charbon, pétrole et gaz-- dont les émissions de CO2 réchauffent le climat.
Il faut aussi entendre adapter des procédés et "massivement former encore plus d'ingénieurs (...) tout en gardant la base d'excellence", résume Mme Magnin lors d'un entretien avec l'AFP.
"On a de très gros trous dans la production d'ingénieurs, même si on a un système de très grande qualité", ajoute-t-elle.
De nombreux employeurs, notamment dans les industries de pointe, "font part de leurs difficulté à recruter des profils techniques pour leurs usines", relève McKinsey dans le rapport "Redéfinir les stratégies industrielles à l'aune des grandes mutations récentes" publié cet été.
"Nous assistons à une espèce de foire d'empoigne, les industriels ne trouvent pas les compétences dont ils ont besoin", a déclaré mercredi Marc Rumeau, président de l'Association Ingénieurs et scientifiques de France (IESF) lors de la présentation de l'observatoire 2023 des ingénieurs.
"Renaissance industrielle"
Alors que la France aurait besoin de 60.000 ingénieurs supplémentaires chaque année, elle ne compte que 44.000 nouveaux diplômés par an, selon IESF qui souligne le taux de chômage très bas de la profession (2,7%).
Les chantiers de la transition des prochaines décennies iront du recyclage de métaux aux climatiseurs ou chauffages non polluants, en passant par les batteries électriques automobiles, les nouveaux carburants, les électrolyseurs et même la relance du nucléaire.
"Il va falloir surtout beaucoup d'ingénieurs dans la première phase, puis ensuite progressivement beaucoup de techniciens pour les mises en place", détaille Philippe Boucly, président de France Hydrogène, qui regroupe les acteurs du secteur en plein boom.
L'hydrogène est un cas d'école. Il doit muter du secteur de la chimie vers celui de l'énergie. L'hydrogène gris, fortement émetteur de CO2, produit aujourd'hui à partir de méthane, doit laisser la place à l'hydrogène propre, issu de l'électrolyse de l'eau avec de l'électricité décarbonée. Il doit remplacer le charbon fossile pour fabriquer l'acier et servir au stockage de l'énergie renouvelable.
Autant de machines et de procédés nouveaux à lancer, qui caractérisent une "renaissance industrielle", selon Hugues Lavandier, coauteur du rapport McKinsey.
"Attirer plus de jeunes-filles"
Pour Laurent Tardif, président de la Fédération des Industries Electriques, Electroniques et de Communication (FIEEC) et administrateur de Centrale-Supelec, l'une des plus grandes et des plus prestigieuses écoles d'ingénieurs françaises, la seule solution pour augmenter les effectifs sans baisser le niveau --c'est-à-dire sans supprimer les classes préparatoires sélectives de mathématiques et physique post-bac-- "c'est d'attirer plus de jeunes filles" dans les prépas scientifiques, bastion encore très masculin.
Centrale Supelec a lancé depuis deux ans des "summer camps" à son siège de Saclay pendant l'été, accueillant des élèves de seconde et leurs familles, afin de leur montrer l'école, et leur expliquer ce que fait un ingénieur.
"Nous avons eu 40 jeunes filles la première année et 150 l'an dernier, au concours d'entrée", explique M. Tardif.
D'autres initiatives sont promues, comme "Cap ingénieuse" pour faire découvrir les sciences aux écoliers du primaire par des élèves ingénieurs, afin aussi de "déconstruire les préjugés de genre".
Mais les progrès peinent à se matérialiser. Depuis une décennie, la proportion de filles stagne autour de 28% des élèves dans les 204 écoles françaises, et elles ne représentent que 24% des 1,11 million d'ingénieurs en activité, avec des écarts de salaires hommes-femmes importants, montre l'enquête IESF.