"On a l'impression d'avoir perdu deux ans", regrette Emmanuel Patris, du Collectif du 5 Novembre, né après la catastrophe survenue dans le quartier de Noailles, en plein coeur populaire de Marseille.
L'ampleur de l'habitat insalubre dans la deuxième ville de France avait été révélée en 2015 par le rapport Nicol. Qualifié de "fumisterie" par l'ex-maire LR de Marseille Jean-Claude Gaudin, il recensait 40.000 taudis dans la deuxième ville de France, soit 100.000 personnes concernées sur 860.000 habitants.
Et Florent Houdmon, de la Fondation Abbé Pierre à Marseille, de sortir sa calculette. Il y a eu 5.000 évacués et relogés, à la suite de dizaines d'arrêtés de péril pris dans les mois ayant suivi le choc de la rue d'Aubagne: "Donc il y a encore 95.000 personnes dans des logements insalubres...".
De fait, rue d'Aubagne, tout semble figé. Du côté des numéros impairs, au-delà du grand vide laissé par les 63 et 65, les immeubles allant jusqu'au 83 sont toujours inaccessibles. L'Etablissement public foncier a commencé à les racheter mais seuls les trois quarts des logements ont été acquis pour l'instant, explique Jean-Philippe D'Issernio, délégué régional de l'Anah (Agence nationale de l'habitat) et de l'Anru (Agence nationale pour la rénovation urbaine).
"Ca pourrait prendre des années", craint Mael Camberlein, ex-propriétaire dans la rue d'Aubagne, dont l'appartement a disparu dans le drame.
La situation semble la même dans tout Noailles et au-delà même si, en coulisses, les dossiers avancent.
"L'horreur absolue"
Sur les 600 millions d'euros annoncés contre l'habitat indigne par la présidente LR de la métropole Aix-Marseille-Provence, Martine Vassal, le 28 novembre 2018, plus d'un tiers viennent de l'Etat, via notamment l'Anah qui promet 240 millions d'euros sur 10 ans pour des travaux de réhabilitation d'urgence.
Deux ans plus tard, les chantiers sont presque finalisés pour 24 copropriétés, soit environ 300 logements, pour 5,9 millions d'euros, explique M. D'Issernio. "Bien sûr, on aimerait aller plus vite mais on ne peut pas faire n'importe quoi avec l'argent public, un certain formalisme est incontournable".
Les bâtiments insalubres, "ce n'est pas que Noailles", insiste Patrick Amico, adjoint au logement de la nouvelle municipalité de gauche, élue après 25 ans de règne de Jean-Claude Gaudin: "Le IIIe arrondissement [autour de la gare Saint-Charles ou de la Belle de Mai], c'est l'horreur absolue. Potentiellement, 50% des immeubles anciens du IIIe pourraient être en péril d'ici cinq ans".
Après la rue d'Aubagne, Etat et collectivités ont signé en juillet 2019 un grand plan d'action pour ventiler les 600 millions d'euros promis au départ: le PPA (Projet partenarial d'aménagement) Marseille Horizon définit une stratégie à 15 ans pour 1.000 ha du centre-ville, soit 200.000 habitants.
Mais la première phase de ce projet, de 217 millions d'euros, reste très ciblée: quatre îlots dégradés, 7 ha seulement, autour de Noailles et de la Belle de Mai, concernant 314 immeubles.
Quant à la SPLAI-N (Société publique locale d'aménagement d'intérêt national), l'outil de pilotage de ce PPA, elle a dû attendre juin 2020 pour réunir son premier conseil d'administration. Covid oblige, notamment. Son directeur général, Franck Caro, corédacteur du rapport Nicol, vient seulement d'être nommé.
"Le temps de l'urbanisme est un temps long", relativise Muriel Joer Le Corre, "coordinatrice" des services de l'Etat et membre du comité de pilotage du PPA. "Mais aujourd'hui les planètes sont alignées".
Permis de louer
"Avec la SPLAI-N, on va essayer d'accélérer le temps, mais tout ne se résoudra pas en un claquement de doigts", insiste David Ytier, vice-président à la métropole chargé du logement et de l'habitat indigne et président de cette structure où Aix-Marseille-Provence est chef de file (59%), devant l'Etat (35%) et la ville de Marseille (6%).
L'outil est donc en place, avec un projet global, et l'argent est sur la table. Au-delà des 600 millions d'euros de départ, "avec l'effet de levier et les investissements privés, c'est même 1 à 1,5 milliard d'euros qui va permettre de renouveler la ville", espère M. Amico.
Mais pour quelle rénovation ? Quels types de logements ?
Du côté de la municipalité, on veut éviter deux écueils: transformer le coeur populaire de la ville en "boboland", une fois les bâtiments réhabilités, ou répliquer Euroméditerranée, quartier ultra-moderne sorti de terre à la place des anciens docks: "On veut faire de la haute couture, mais ça va prendre plus de temps", concède Patrick Amico.
Pas question de tout raser et reconstruire: "Avec ces +3 fenêtres marseillais+ [un type d'immeuble caractéristique de Marseille], nous sommes quand même face à un des ensembles pré-révolutionnaires les plus importants de France", insiste M. D'Issernio. "Marseille sans Noailles, ce ne serait plus tout à fait Marseille".
A la métropole, David Ytier vante un autre outil mis en place en octobre 2019, à Noailles: le permis de louer. Car "l'habitat indigne, c'est très souvent de l'habitat privé et ce permis, c'est une clef d'entrée pour aller voir derrière les façades", explique-t-il. Sur 252 dossiers déposés, près d'un quart ont fait l'objet d'un refus, obligeant les propriétaires à engager des travaux.
La ville, elle, utilise la procédure de travaux d'office qui lui permet de se substituer aux propriétaires défaillants. Quarante-huit millions d'euros de travaux ont ainsi été lancés, sur une soixantaine d'immeubles. "Ensuite nous transmettons les faits à la justice", insiste M. Amico. "Cela peut aller jusqu'à la spoliation et des poursuites pour mise en danger de la vie d'autrui".
"Nous notons avec satisfaction l'augmentation des signalements de la mairie de Marseille", avait témoigné la procureure de la République, Dominique Laurens, mi-janvier, en révélant avoir ouvert 76 enquêtes contre des propriétaires indélicats.