La cimenterie de Jalabiya, dans le nord de la Syrie, sous la responsabilité d'une filiale locale de Lafarge, avait déjà fait polémique quand Le Monde avait révélé en juin de possibles arrangements sur place avec l'organisation État islamique (EI) en 2013 et 2014 pour faire fonctionner ce site, un investissement phare du groupe dans la région. Le quotidien citait des responsables de la filiale, Lafarge Cement Syria, eux-mêmes en contact avec la maison-mère à Paris.
La plainte du ministère de l'Économie porte, elle, notamment sur une interdiction d'acheter du pétrole en Syrie, édictée par l'Union européenne en 2012 dans le cadre d'une série de sanctions contre le régime de Bachar al-Assad, a expliqué une source proche du dossier à l'AFP. Elle vise aussi l'interdiction de toute relation avec "les organisations terroristes présentes en Syrie", a ajouté la source.
Cette plainte, confirmée par Bercy, a été déposée fin septembre. Elle a conduit le parquet de Paris à ouvrir une enquête préliminaire en octobre et à saisir le Service national de douane judiciaire (SNDJ), a indiqué une source judiciaire.
Les infractions liées à ces restrictions sont prévues par le code des douanes et peuvent être punies d'une peine allant jusqu'à cinq ans de prison et d'une amende.
Sollicité par l'AFP, le groupe LafargeHolcim, issu de la fusion de Lafarge et du Suisse Holcim en 2015, a indiqué jeudi qu'il souhaitait "établir la réalité des faits sur ses activités en Syrie", soulignant avoir "lancé une enquête interne approfondie qui est actuellement en cours".
"Nous collaborerons par ailleurs à l'enquête menée sous l'autorité du procureur et apporterons toutes informations requises dans ce cadre", a-t-il ajouté.
Visé par une autre plainte
De son côté, l'ONG Sherpa, qui défend les victimes de "crimes économiques", a déposé une plainte avec constitution de partie civile en novembre, en s'appuyant sur des témoignages d'anciens employés de l'usine.
Cette plainte pour obtenir l'ouverture d'une enquête menée par un juge d'instruction visait plus largement des faits de financement du terrorisme, complicité de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, mise en danger délibéré d'autrui, exploitation du travail d'autrui et négligence.
Dans une enquête en juin, Le Monde s'appuyait sur les témoignages d'anciens employés et des courriels internes pour révéler de "troubles arrangements", alors que l'organisation État islamique gagnait du terrain et devenait incontournable dans la zone.
D'après le quotidien, c'est dans ce contexte qu'"un certain Ahmad Jaloudi est envoyé par Lafarge à Manbij, pour obtenir des autorisations de l'EI de laisser passer les employés aux checkpoints". Le Monde a diffusé un extrait de courriel entre cet intermédiaire et le PDG de la filiale syrienne de Lafarge, puis un autre message, adressé au directeur sûreté du groupe à Paris.
Le journal a aussi évoqué un laissez-passer estampillé du tampon de l'EI, permettant aux camions de circuler pour approvisionner le site, et laissant supposer le paiement de taxes. Enfin, il a relaté l'intervention d'intermédiaires et de négociants pour vendre au cimentier du pétrole raffiné par l'EI. L'organisation jihadiste avait fini par prendre le contrôle du site en septembre 2014.
"En Syrie comme ailleurs, la priorité du groupe a toujours été la sécurité de nos collaborateurs et de leurs familles", avait réagi Lafarge au moment de la plainte de Sherpa. Le groupe avait souligné que cette usine, un "employeur important dans la région", "avait un rôle vital" pour les Syriens, "car elle leur fournissait les matériaux de construction essentiels à leurs besoins en matière de développement et d'urbanisation".
"Il est temps que Lafarge réponde judiciairement des faits scandaleux qui lui sont reprochés", a affirmé jeudi l'avocate de Sherpa, Me Marie Dosé. "Nous attendons la désignation d'un juge d'instruction pour que des investigations liées à son comportement en Syrie et ses liens avec l'EI puissent être diligentées dans les meilleurs délais", a-t-elle ajouté.