A la limite du cimetière du Père Lachaise à Paris, la mairie comptait construire quelque 80 logements sociaux sur un ancien terrain de sport public. Mais ce projet est au point mort face à la vive opposition de certains habitants qui en sont venus à cadenasser le terrain et à l'occuper physiquement.
"On nous avait annoncé un super projet social et environnemental", explique à l'AFP Pierre-Alexis Hulin, représentant des opposants. "On a vu la réalité: on avait zéro espace vert, les immeubles avaient poussé en hauteur... Ils avaient tout empilé."
M. Hulin, qui revendique une "radicalisation" au-delà du "légalisme", juge essentiel de préserver l'existence du terrain en tant que tel. "Ce quartier, qui n'est pas un quartier privilégié, vit bien parce qu'il y a une forme d'équilibre. On sait que c'est fragile", conclut-il, craignant que, sans le terrain, les jeunes aillent "zoner" ailleurs.
La mobilisation a payé: après des années de tension, la municipalité a suspendu le projet au printemps 2019, un exemple de nombreux blocages qui ne se limitent pas à la capitale.
Aux portes de Paris, à Clichy-la-Garenne (92), une tour devait accueillir de nouveaux logements derrière un monument historique des années 1930, la Maison du peuple. Là encore, des habitants s'y sont frontalement opposés, accusant le futur bâtiment de défigurer l'ensemble. Ils ont obtenu une victoire à l'automne 2019: le gouvernement a mis son veto au projet.
A Chatenay-Malabry (92), à 20 kilomètres au sud de Paris, une coalition d'habitants et d'urbanistes s'opposent à un projet de réhabilitation d'un quartier, la Butte Rouge, au motif qu'elle détruira en grande partie une cité emblématique de l'habitat social du début du XXe siècle.
Plus au sud, à Cagnes-sur-Mer (06), une association de riverains remontant à 1958, ABCV, s'oppose régulièrement aux permis de construire accordés par la mairie, en particulier dans le quartier du "Val Fleuri", accusant le béton de prendre la place des pépiniéristes et des fleurs sous serre.
"On n'a jamais réussi à bloquer un projet" mais "on réussit à limiter la hauteur", nuance auprès de l'AFP Chantal Bontoux, présidente de l'association, regrettant que "les immeubles (aient) poussé comme des champignons".
Vaste front politique
Ces cas témoignent des trois axes sur lesquels se cristallisent les oppositions locales aux projets de logement: la "qualité de vie", souvent mise en avant par les associations de riverains, l'écologie et la défense du patrimoine.
Ces thématiques trouvent un vaste écho politique, à quelques mois d'élections municipales où de nombreux maires remettent leur mandat en jeu. A Paris, de multiples candidats promettent ainsi d'interrompre les grands projets de construction, déjà rares.
A l'extrême gauche, l'insoumise Danielle Simonnet assure que ces projets font fuir dans le même mouvement classes populaires et moineaux. L'écologiste David Belliard s'oppose de longue date au projet du Père Lachaise, au nom de la défense de la biodiversité.
C'est aussi un cheval de bataille pour Pierre-Yves Bournazel (Agir, centre-droit), qui était candidat à la mairie de Paris avant de rallier le macroniste Benjamin Griveaux; il conteste notamment la construction de plusieurs tours de logements aux portes du XIIe arrondissement, à Bercy-Charenton.
"Je milite depuis plusieurs années contre l'hyperdensification et le bétonnage", revendique M. Bournazel auprès de l'AFP.
Pourtant, le besoin de nouveaux logements est incontestable en France, du moins dans les grandes villes. D'un côté, les prix d'achat progressent depuis des années, en particulier à Paris où ils ont franchi le seuil des 10.000 euros le mètre carré. Parallèlement, la construction se replie depuis deux ans, en particulier celle des immeubles, le type d'habitat qui concerne le plus les grandes villes.
"Je suis prêt demain à financer des logements à l'extérieur de Paris si des Parisiens sont prioritaires pour accéder à ces logements", répond M. Bournazel.
Une "malédiction"
Construire, mais ailleurs: cette attitude est théorisée depuis plusieurs décennies dans le monde anglo-saxon par une expression, le plus souvent péjorative: "not in my backyard" (NIMBY). "Pas dans mon jardin". Il y a dans les grandes villes mondiales une "malédiction du +nimbyisme+" aux "conséquences terribles", jugeait au début des années 2010 l'économiste américain Edward Glaeser, l'une des références sur l'économie des villes, dans son ouvrage "Le Triomphe de la cité".
Selon l'économiste, cette attitude revient à dévoyer le droit de propriété. Les opposants locaux n'exercent pas un blocage légitime sur leurs propres logements, mais sur des abords qu'ils ne possèdent pas, excluant de fait de potentiels nouveaux habitants.
Face à ce constat, des mouvements locaux sont apparus ces dernières années aux Etats-Unis et au Canada, se revendiquant "pro-logement" et poussant les élus à construire.
La même chose arrivera-t-elle en France? Le président Emmanuel Macron avait promis un "choc d'offre" de logements au début de son quinquennat, mais peu de responsables politiques se saisissent ouvertement de ce discours, dans la majorité comme l'opposition.
A Paris, la mairie socialiste suit une ligne étroite: elle défend ses quelque grands projets, mais se garde bien de promettre une flambée de construction.
"Si on arrête de construire à Paris, cette ville mourra", admet Jean-Louis Missika, adjoint à l'urbanisme, auprès de l'AFP. Mais "je considère que Paris est une ville finie", enchaîne-t-il, jugeant essentiel de limiter à la périphérie les projets de tours et citant comme contre-modèle Londres où des centaines de projets de gratte-ciel ont été lancés ces dernières années.
Dans ce paysage politique, un député s'est distingué. Le macroniste Aurélien Taché a publié fin 2019 dans Les Echos - aux côtés de Jean-Philippe Ruggieri, directeur général du promoteur Nexity - une tribune favorable à "densifier" les villes, autrement dire construire plus.
"Ceux qui défendent la qualité de vie ont une vision assez conservatrice en disant qu'il faut arrêter de construire: ils ne se préoccupent pas de ce que ça veut dire en matière d'accès au logement", regrette-t-il auprès de l'AFP. "C'est même une vision assez égoïste de vouloir se replier et limiter le nombre de personnes qui vont pouvoir accéder à un territoire."
"On a un vrai danger que la construction devienne quelque chose qu'on ne puisse plus défendre", conclut-il. "C'est justement parce que ces idées sont en train de devenir impopulaires qu'il faut relever le flambeau. Jusqu'où on arrivera à aller? On verra."
Protéger le patrimoine aux dépens du logement ? "Pas coupable", répond une puissante association
Jusqu'où doit aller la défense du patrimoine quand beaucoup de Français peinent à se loger? Une association centenaire parvient régulièrement à bloquer des projets immobiliers, mais se défend de contribuer à une crise du logement.
"On serait les complices d'une montée des prix du logement? On ne se sent pas coupables", estime auprès de l'AFP Julien Lacaze, président de Sites et Monuments.
L'association joue un rôle central dans la défense du patrimoine culturel français, en particulier les monuments historiques, depuis plus d'un siècle: elle existe depuis 1901 et multiplie les actions à travers le territoire dès qu'elle juge un site menacé.
C'est souvent elle qui vient épauler les recours en justice, en premier lieu contre les permis de construire, des riverains s'opposant à un projet immobilier qu'ils accusent de défigurer un monument ou un site naturel.
"On a la politique des procès emblématiques et médiatiques: ça permet de faire parler", assume M. Lacaze. Même quand ces contentieux sont perdus, "ça nous fait connaître et on est pris au sérieux: ça a une vertu dissuasive". Quand un nouveau cas émerge, "le maire se dit: +Si je ne prends pas en compte leurs remarques, peut être que je vais avoir un contentieux+", détaille-il.
L'association, qui revendique 2.500 adhérents directs, est actuellement engagée dans quelque 70 contentieux. Même si plus de la moitié concernent l'installation d'éoliennes, les plus médiatiques touchent à des projets immobiliers, en premier lieu de logements.
Sites et Monuments s'est ainsi retrouvé au coeur d'une bataille aux portes de Paris, à Clichy-la-Garenne (92) où une tour devait accueillir un hôtel et de nouveaux logements derrière un monument historique des années 1930, la Maison du peuple. Le gouvernement a finalement mis son veto au projet fin 2019.
"La banlieue entre dans un monument"
Autre cible de M. Lacaze, un projet prévoyant de créer 86 logements dans le château de Pontchartrain, un bâtiment du XVIe siècle dans les Yvelines, à 40 kilomètres de Paris.
"C'est un cas très révélateur. C'est vraiment un monument majeur qui est complètement banalisé. C'est la banlieue qui entre dans un monument historique", explique le président de l'association. "Faire 86 logements, ça veut dire faire 86 salles de bains", insiste-t-il. "Ca va contre l'intérêt général. L'intérêt général, c'est de maintenir un monument historique dans son intégrité et dans son esprit. Ce n'est pas fait pour être divisé entre plusieurs propriétaires."
Reste qu'en s'opposant à ce type de projets, l'association lutte aussi, de fait, contre la création de nouveaux logements alors même que la construction ralentit en France et que les prix des appartements tendent à progresser depuis plusieurs années à travers le pays et tout particulièrement à Paris et dans sa région.
"Ceux qui devraient se sentir coupable, ce sont ceux qui accumulent encore et toujours des habitants dans Paris et dans le Grand Paris", élude M. Lacaze. "Il y a une responsabilité de la métropole du Grand Paris à ne pas siphonner toute l'activité. C'est vrai aussi pour Marseille, pour Lyon, Toulouse"
"Tout ça se fait au détriment de la qualité de vie des gens. La concentration urbaine va contre ce que permettent aujourd'hui les techniques: on peut travailler de chez soi depuis un coin perdu et avoir son potager", assure-t-il.