Près de cinq ans après l'inauguration de la prestigieuse salle de concert parisienne, rien ne va plus entre l'architecte star, père du Quai Branly et du Louvre Abou Dhabi, et l'établissement public Philharmonie de Paris.
Au coeur du bras de fer: le dérapage financier survenu lors de la construction du bâtiment, dont le coût est passé de 173 millions d'euros au lancement du projet en 2006 à 386 millions d'euros lors de son inauguration en 2015.
Pour les Ateliers Jean Nouvel, ce dépassement s'explique par la gestion défaillante de la Philharmonie elle-même. Pour cette dernière, il est imputable à l'architecte, accusé d'avoir fortement sous-évalué les coûts et d'avoir effectué des "modifications permanentes".
En avril 2017, l'établissement public chargé de gérer la salle avait adressé une facture de 170,6 millions d'euros à l'architecte. Cette demande, confirmée par "titre exécutoire" en septembre 2017, comprend 110 millions d'euros de pénalités de retard.
"La somme demandée (...) est près de dix fois supérieure aux honoraires des Ateliers Jean Nouvel, elle équivaut à un arrêt de mort" du cabinet de l'architecte, s'indignent ses avocats, Me William Bourdon et Vincent Brengarth.
En parallèle de la bataille qui se poursuit depuis deux ans devant la justice administrative, les avocats ont donc décidé de contre-attaquer au pénal, en déposant une plainte le 14 octobre auprès du parquet national financier (PNF).
Lundi soir, la Philharmonie a réagi point par point à des "accusations dépourvues de tout fondement", soulignant notamment dans un communiqué "les prétentions contraires des Ateliers Jean Nouvel qui demandent plus de 105 millions d'euros de rémunérations complémentaires et indemnités".
"Il n'y a pas une victime et un agresseur mais deux parties face à face qui réclament chacune à l'autre des sommes importantes", commente l'établissement public. Il ajoute qu'il "s'est abstenu de toute procédure de recouvrement" des 170 millions d'euros, et que c'est au seul TGI, saisi du litige, "qu'il reviendra de faire les comptes entre les parties".
La plainte dénonce des "faits d'autant plus inhabituels que" la Philharmonie "a fait le choix de poursuivre uniquement le maître d'oeuvre, à l'exclusion des entreprises. Ce traitement différencié ne trouve aucune explication légitime".
"Sabotage"
Pour les avocats, la demande de la Philharmonie relève ainsi de la "concussion", à savoir la perception par un agent ou un établissement public de sommes qu'ils savent indues.
Les avocats dénoncent également des faits de "favoritisme" pour des ordres de service passés avec l'entreprise Bouygues, sélectionnée sans mise en concurrence effective, sans l'accord de l'architecte.
L'entreprise avait à l'origine été mise en concurrence avec le groupe Vinci, mais les deux offres, supérieures à 300 millions d'euros, avaient été refusées. La Philharmonie a finalement négocié directement avec Bouygues, qui a présenté un budget de 218 millions d'euros.
Les plaignants accusent enfin la Philharmonie de "faux et usage de faux" pour avoir signé ces ordres avec l'en-tête du cabinet, et de "recel de détournement de fonds publics", pour avoir fait un usage selon eux illégal de l'argent public en dérogeant aux règles relatives aux marchés publics.
"Aucun faux n'a jamais été commis", se défend l'établissement public.
De l'avis des professionnels, le programme initial était sous-évalué de 30%. La hausse des coûts a par ailleurs été aggravée par les retards pris par le chantier, en raison d'une mésentente entre les différentes parties, et par des choix pris en faveur de la "durabilité du bâtiment".
Jean Nouvel et la Philharmonie sont engagés dans un bras de fer médiatique et judiciaire depuis l'inauguration de la salle de concert le 14 janvier 2015, à laquelle l'architecte avait refusé de participer.
Estimant son projet "dénaturé", Jean Nouvel a assigné la Philharmonie début 2015 pour l'obliger à des "travaux modificatifs". Le tribunal l'a cependant débouté, faute de fournir assez d'éléments sur l'absence de conformité avec le projet originel.
La chronologie des événements
Du choix de l'architecte à la plainte pour "favoritisme" déposée mi-octobre par les Ateliers Jean Nouvel, voici les principales étapes de l'histoire de la Philharmonie, au cœur d'un bras de fer financier et judiciaire.
2006-2009 : la genèse d'un projet ambitieux et sous-évalué
- 6 mars 2006: le projet d'un auditorium sur le site de La Villette est officiellement lancé par le ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres et le maire de Paris Bertrand Delanoë. Son coût total est à l'époque évalué à 173 millions d'euros.
- 17 novembre 2006: lancement du concours international d'architecte. Parmi les 98 équipes ayant soumis leur candidature, six sont sélectionnées. L'ouverture de la salle de 2.400 places est alors prévue pour 2012.
- 5 avril 2007: les Ateliers Jean Nouvel remportent le concours. Le coût du bâtiment est alors estimé à 200 millions d'euros, financés à égalité par l'Etat (45%) et la Ville (45%), la Région Ile-de-France devant apporter les 10% restants.
2009-2015: le chantier, ses retards et la dérive des coûts
- septembre 2009: début des travaux, confiés au groupe Bouygues. L'entreprise avait à l'origine été mise en concurrence avec le groupe Vinci, mais les deux offres, supérieures à 300 millions d'euros, avaient été refusées. Bouygues a finalement présenté un budget de 218 millions d'euros.
- février 2010: en raison de divergences sur le financement de la part revenant à l'État, les travaux sont stoppés. Ils ne reprendront qu'en février 2011.
- 13 novembre 2012: la mairie de Paris et le ministère de la Culture demandent à la Philharmonie de revoir à la baisse ses demandes financières. Le Sénat, dans un rapport, s'était inquiété auparavant d'une "dérive des coûts et du calendrier".
- septembre 2013: les relations entre Ateliers Jean Nouvel et l'établissement public national de la Cité de la musique - Philharmonie de Paris, maître d'ouvrage, se sont fortement dégradées: le cabinet d'architecte, maître d'oeuvre, est écarté de la poursuite des travaux.
- 14 janvier 2015: la Philharmonie, dont le coût est finalement évalué à 386 millions d'euros, est inaugurée par François Hollande. La cérémonie, organisée alors qu'il reste encore un an de travaux, se déroule sans Jean Nouvel, qui a choisi de boycotter l'événement en dénonçant une ouverture "prématurée".
2015-2019: plusieurs fronts judiciaires
- 18 février 2015: Jean Nouvel assigne la Philharmonie devant la justice pour l'obliger à des "travaux modificatifs". L'architecte, qui souhaite un retour à son "dessin initial", liste "vingt-six non conformités" avec le projet initial.
- 16 avril 2015: le tribunal de Paris déboute l'architecte, en estimant que ce dernier n'avait pas fourni assez d'éléments sur l'absence de conformité avec le projet originel. Jean Nouvel dénoncera quelques semaines plus tard un "sabotage".
- 17 février 2017: les Ateliers Jean Nouvel réclament près de 21 millions d'euros d'honoraires complémentaires en raison de l'augmentation du coût des travaux. Cette demande est rejetée par la Philharmonie.
- 8 septembre 2017: la Philharmonie émet un "titre exécutoire" réclamant 170 millions d'euros aux Ateliers Jean Nouvel, dont 110 millions de pénalités pour retard de visas. L'architecte s'y oppose et introduit un recours devant le tribunal administratif de Paris.
- 14 octobre 2019: les Ateliers Jean Nouvel portent plainte contre la Philharmonie pour "concussion", c'est-à-dire la perception par un agent publique de sommes qu'il sait être indues, mais aussi pour "favoritisme", "faux et usage de faux" et "recel de détournement de fonds publics".